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Channel: MATHIEU SODORE
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Caminante no hay camino

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Caminante no hay camino se hace el camino al andar.
                                                           Antonio machado


Ma première exposition remonte à 1980, plus de trente ans sur les chemins de la peinture! Depuis dix ans je dis que je vais faire un site ou un blog afin de rendre plus largement perceptible ce parcours...
Le site est en construction et devrait être mis en ligne au printemps.


Le blog lui est bien là. Un sentier pour partager ma production artistique, l'ambiance des expositions, faire découvrir des artistes que j'aime et plus largement pour évoquer mes passions.




Nb; La phrase de Machado extraite de Proverbios y cantares peut se traduire par: "Toi qui marches, il n'existe pas de chemin, le chemin se fait en marchant".


2013 / 2012 !

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Avant de parler des projets pour 2013 je vous propose un petit parcours en images de quelques expositions et évènements auxquels j'ai participé en 2012.                  

Séville

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"TOREADOR" est une exposition itinérante imaginée et organisée avec talent et passion par Patrick Siméon. Elle présente des oeuvres liées à la tauromachie de 146 artistes contemporains ( Erró, Alberola, Ben, Titus Carmel, Le Gac, Lacroix, Combas, Arroyo, Bioulés, Rancillac, Chambas, Castelli, Texier, Fromanger, Viallat et Di Rosa entre autres).
Présentée à Nîmes fin 2010 elle a été montrée en Arles et à Madrid en 2011 puis à Ciudad Rodrigo et à Séville en 2012.
Elle sera à Paris au printemps, nous en reparlerons.


A Séville l'exposition était présentée en juillet et août dernier dans le centre culturel Casa de la provincia, situé Plaza del Tríunfo en plein centre ville entre la Giralda et l'Acázar.



Un lieu magnifique qui permettait, sur deux niveaux et six salles, un accrochage subtil.


A l'entrée, donnant sur le patio, un merveilleux petit tondo peint sur les deux faces de Claude Viallat.

Mathieu Sodore / Juan Belmonte 
 1998 / Acrylique sur bois / 110 X 90 cm.
Chaque artiste étant représenté par une oeuvre j'avais porté mon choix sur un (vieux) portrait du torero Belmonte qui me tient toujours particulièrement à coeur.



Mon tableau était exposé dans la salle "Portraits de toreros" et en quelle compagnie: entre Castelli et Arroyo, deux artistes que j'avais découvert aux Beaux-arts au début des années quatre-vingt et dont l'oeuvre me touche.


Heureux, ému, sortir de la salle, traverser le Guadalquivir, courir à l'Altozano, s'assoir, tenter de comprendre si un dialogue silencieux entre "mon" Belmonte de pigments et celui de bronze, mystérieux et puissant, de Venancio Blanco s'est instauré...

Toreador

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Suite au précédent message concernant l'exposition "TOREADOR" à Séville quelques compléments d'information: l'exposition a donné lieu à un beau livre-catalogue qui permettait à chaque artiste, en regard de la reproduction de l'oeuvre qui figure dans l'exposition, de s'exprimer sur sa conception du terme "Toréador". Voici donc la couverture du catalogue et le texte qui accompagne le tableau.




Paillettes, opérette, castagnettes, amourettes, escopette, galipettes, épaulettes, rouflaquettes. Je prononce TO RE A DOR et voilà que déboule une ribambelle de mots en ette ! Autant de vocables que j’associe à l’une des facettes de l’univers de Carmen, celle de l’espagnolade kitsch où mantilles et falbalas font de l’œil aux matamores fanfarons et bravaches. Comme si ne retenant de la tauromachie que l’aspect rutilant et clinquant le toréador se révélait un mélange raté de toreroet de matador.

Mon portrait de Belmonte : grave, fatigué, austère. Il dit profondeur là où toréador susurre légèreté, il crie engagement, tragédie, montre la fêlure. Il enserre son mystère dans l’ombre de la peur de la corne noire, il est créateur de formes, d’émotions, de poésie aussi… Il torée.

Peut-on s’approcher des taureaux en peignant ? Certains oui : Goya, maestro de l’eau-forte, Manet, diestro des gris colorés, Picasso, figurade l’énergie créatrice…

Peut-on toréer en peignant ? Peut-être, à la manière de Michel Leiris qui souhaitait introduire l’ombre d’une corne dans une œuvre. Mais quelles différences se jouent entre atelier et arènes ! Aucun chevalet ne me renverse, nul pinceau ne pénètre ma chair. Et pourtant… pourtant hier j’ai été averti par le tableau :  « ne te trompes pas, c’est le moment de conclure sinon… ».
Aujourd’hui j’ai donné trois bonnes naturelles, trois coups de pinceau d’ombre pourpre, souples et justes.

J’ôte ma blouse, j’éteins la lumière. Alors oui je continuerai, je continuerai… pas à être toréador, ça non, je continuerai… à toréer.


Belmonte, toujours

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Un nouveau magazine sur la tauromachie a vu le jour au printemps 2012. Intitulée "Toronotes"cette revue s'articule autour de deux thèmes centraux. Pour son numéro deux, paru en septembre, l'ami Rodolfo Arias, directeur de la publication, m'a demandé une contribution en texte et en images pour un dossier consacré au torero et à son image. Pareil sujet ne pouvait que me séduire et j'ai collaboré avec plaisir en centrant mon propos sur un cliché de Juan Belmonte qui m'accompagne depuis longtemps. C'est à partir de cette photographie que j'ai réalisé de nombreux portraits de Belmonte dont celui présenté à Séville qui figurait dans le précédent message.


LE TORERO ET SON IMAGE

Quel torero? Quelle image? Celle d'Antoñete dans une taverne, mèche de neige, yeux cernés, cigarette et verre de whisky ou celle de Cayetano Ordoñez, regard de séducteur, cheveux gominés, favoris impeccablement taillés posant en habit de lumières pour une marque de parfum ?
Les vieux aficionados répètent à l'envie qu'un torero le reste toute sa vie et qu'il l'est autant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'arène.
Imaginons dans une rue trois maestros : El Gallo, arborant chevalière, cigare, traje corto et chapeau cordobés vissé sur le crane ; Luis Miguel Dominguin en pantalons moulants, les souliers cirés et la chemise blanche largement ouverte sur une batterie de médailles. Enfin un matador du XXI ème siècle, jeans, baskets, Ipod à la main. Alors, UN torero, UNE image ? Mieux vaudrait-il parler de milliers de belluaires et d'autant d'images.
De plus il me semble qu'il convient de distinguer au moins trois types d'images : celles que, de manière plus ou moins consciente, les toreros veulent renvoyer d'eux, celles perçues par le public et celles (photographies, peintures, sculptures...) qui peuvent être produites à partir de ces images multiples.
La question qui m'intéresse en tant que plasticien et aficionado est de savoir quel type d'image peut être pertinent pour représenter matadores et banderilleros.
Parmi les nombreux travaux que j'ai consacré aux toreros je me concentrerai sur un exemple, un exemple précisément lié à une image qui me fascine depuis longtemps : une photographie du visage de Juan Belmonte. Ce cliché d'Ibañez figure sur la couverture d'un livre de Rafael Rios Mozo El intelectual y eltoreo publié en 1971 par l'université de Séville. Cet ouvrage m'accompagne depuis des années dans mes déplacements et déménagements divers (bien plus pour sa couverture que pour son contenu). Le livre, de petit format, est décoloré, corné, taché , la qualité de reproduction de la photographie médiocre, mais malgré cela (ou grâce à cela?) il demeure pour moi un support privilégié de création.
A plusieurs années d'intervalle j'ai réalisé des séries de portraits de Belmonte, variant formats, techniques, couleurs et compositions mais en restant fidèle au même cliché, créant en quelque sorte des images d'image. Pourquoi ? Pourquoi pour dire quelque chose du torero choisir une représentation d'un homme âgé, en costume de ville, aux traits aux antipodes des canons de beauté habituels?
Tout d'abord j'aime travailler par séries. Mieux qu'un tableau isolé la série me permet de tâtonner, d'explorer, de développer une idée. Et puis lorsque je regarde un champ d'oliviers je suis tout aussi fasciné et ému par l'ensemble que par le caractère unique de chaque arbre.
Ensuite j'aime les visages expressifs, façonnés par l'expérience et le temps et j'aime les peindre en l'absence de leur modèle. Je préfère recréer dans l'atelier sans trop me soucier d'exactitude et puis peindre avec le modèle face à soi c'est lui imposer son regard ce qui me gêne. De toute manière les toreros récurrents dans ma peinture, ceux dont les traits et les vies m'interrogent, les Gallo, Belmonte, Manolete, Viti, Antoñete, Rafael de Paula et autres Paco Ojeda ont disparu ou se sont retirés. Et si je continue à m'attacher à les représenter ce n'est nullement pour cultiver une vague nostalgie mais bien plutôt parce que le temps engendre une distance propice à la réflexion.
Degas et Baudelaire disaient qu'à partir de quarante ans on a la gueule qu'on mérite. Je souscris à ce jugement avec cependant un bémol concernant la tauromachie : l'homme qui s'habille de lumières, qui côtoie la peur et l'odeur de la mort murit plus rapidement que le commun des mortels . Semblables vécus laissent des traces sur les faces. Regardez comment tel torero au visage poupin à l'âge de quinze ans se transforme et présente le plus souvent vers trente ans une expression singulière, une intensité dans le regard semblable à celle de Samuel Beckett ou de Pablo Picasso.
A partir de trente ans oui c'est le bon moment pour un portrait de torero, pour parvenir à dépasser la question de la ressemblance physique, s'approcher de l'individu, tenter d'obtenir un « effet de présence ». Vélasquez disait peindre les gens como son y como están, c'est à dire dans leur essence et dans leur état. C'est vers ça qu'il faut tendre : être capable de traverser les apparences. Les peintres que j'aime, ceux que j'aime vraiment, les grands anciens, les maîtres dits classiques et les contemporains, les bons, y sont parvenus. De Goya à Bacon, de Delacroix à Motherwell, de Piero Della Francesca à Tápies, de Rembrandt à Barceló. Et je n'oublie pas les sublimes peintres chinois et japonais. Chez la plupart je trouve une interrogation sur le portrait. Et d'ailleurs qu'est-ce qu'un portrait ? Aujourd'hui je dirais que c'est sans doute la rencontre d'un regard et d'un visage grâce à laquelle le temps se fixe sur la toile.
Ainsi, à l'image de la peinture qui est un art de vieux qu'il faut commencer jeune, c'est le temps qui révèle l'image du torero.

Mathieu Sodore
Mathieu Sodore / Belmonte / 2004/
Encre de chine sur papier / 15 X 15 cm.

Mathieu Sodore / Pour Juan Belmonte / 2002 /
Acrylique sur bois / 80 X 61 cm.

Mathieu Sodore / Pour Juan Belmonte (détail)



Setúbal

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Setúbal: à 45 km. de Lisbonne, ville portuaire sur l'estuaire du Sado. Côté pile des édifices qui s'écroulent, le plus fort taux de chômage du pays, une économie à la dérive. Côté face: le ferry qui permet de rejoindre de magnifiques plages, les tascas du quartier des pêcheurs où l'on sert les meilleurs chocos fritos de la péninsule ibérique.
 C'est là qu'avec le peintre et ami Paulo Robalo nous avons organisé une exposition dans la Casa da Avenida. En vérité un petit palais plus qu'une maison avec un fonctionnement à mi-chemin entre galerie privée et centre culturel. Les maitres des lieux, Maria João et João Frade nous ont laissé carte blanche pour donner naissance à l'exposition "A nossa arte é a vossa casa" (notre art est votre maison).


 L'objectif était de faire se rencontrer des artistes de générations, de nationalités et de cultures différentes; de faire cohabiter des pratiques diverses (peinture, dessin, sculpture, installation).
Huit artistes et leurs oeuvres ont habités durant le mois d'octobre 2012 la Casa da Avenida: Paulo Robalo, Diogo Pinto (Portugal), Ahmed Hajoubi, M'Barek Bouchichi (Maroc), Gil Gelpi (Espagne), Charlie Tastet, Pierre Mergen et moi (France).

Au rez de chaussée, dans la partie galerie proprement dite, exposition collective de dessins.




A l'étage chaque artiste avait à sa disposition une pièce entière.









 Le jour du vernissage et tout au long de l'exposition d'autres arts ont fait vibrer les murs de la maison: poésie, musique (jazz, fado), performance, video art.



Une merveilleuse expérience qui sera reconduite en 2013.










Nb; Les dessins (technique mixte sur papier)  exposés au rez de chaussée font partie de la série Conhecer/Reconhecer, à l'étage les peintures (acrylique sur toile) et les dessins (mine de plomb sur papier) sont issus de la série La música callada del cantaor. L'élaboration de ces travaux a donné naissanceà un film intitulé La mano azul. Ce long métrage documentaire, réalisé en 2009 par Floreal Peleato, a été projeté durant l'exposition.
De ces séries comme du film je reparlerai bientôt.


La mano azul I

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Les tableaux exposés à Setúbal (voir post précédent) ont été peints en 2009. Le réalisateur Floreal Peleato a filmé leur élaboration qui a donné naissance au film La mano azul (La main bleue).

SYNOPSIS: 
La main bleue décrit le processus créatif du peintre Mathieu Sodore, qui réside à Lisbonne, tandis qu’il réalise une série de tableaux de grand format, inspirés par des chants flamencos la música callada del cantaor (en référence à  La música callada del toreo livre de José Bergamín) . Il s’agit de saisir ses sentiments, ses pensées, ses doutes, ses mouvements à partir du premier trait qui couvre la toile jusqu’au moment de la signature. Et ceci sans recourir à l’entretien avec l’artiste ou avec d’autres personnes. Il est aussi important de capter en quoi la peinture est un art sonore et tactile. De plus, nous découvrons peu à peu que l’atelier est pour le peintre une cellule, una caverne et un temple dans lequel le temps ne passe pas comme dans les autres lieux de sa vie quotidienne où nous l’accompagnons. Au fil de ce cheminement sa voix nous propose une réflexion sur sa trajectoire personnelle, sur la peinture et sur l’art du portrait.



Trailer: LA MANO AZUL de Floreal Peleato


FICHE TECHNIQUE:
La mano azul
Documentaire, Espagne, 2009, 71 minutes
Auteur-Réalisateur: Floreal Peleato
Image: Edmundo Díaz Sotelo
Son: Filipe Tavares
Montage: Manel Barriere Figueroa
Musique: Enrique Morente
Production-Diffusion : Secoya films

LIEUX DE TOURNAGE:
A LISBONNE:
Atelier Mathieu Sodore, Alfama
Appartement, Bairro Alto
Musée d'art ancien
Fondation Calouste Gulbenkian
British Bar
Tasca do Papagaio
Pois'Café
EN ALENTEJO:
Mines de São Domingos, Mértola

Le film a été projeté lors de festivals et/ou dans des cinémathèques en France, en Espagne, au Portugal,  en Colombie, au Brésil, au Chili, en Bolivie et en Uruguay.


L'équipe de La mano azul: Floreal Peleato, Edmundo Diaz Sotelo, Mathieu Sodore, Filipe Tavares


LA MANO AZUL EST DISPONIBLE SUR LE SITE: 

http://www.filmin.es/pelicula/la-mano-azul


Nb; La sortie du film en DVD est prévue en 2013

La mano azul II

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Pendant le tournage de La mano azul j'ai rédigé de courts textes à partir de notes d'atelier, certaines très anciennes. Ces fragments lus accompagnent en voix off certaines séquences du film. En voici quelques extraits:



Aujourd’hui je me rends compte que la peinture est pour moi une sorte de tir à l’arc très lent. Je ne dois pas chercher, je dois attendre de trouver l’état qui me permet de passer du plaisir du dessin au bonheur de peindre. D’abord c’est l’oeil qui pense, après la main voit ce que l’oeil ne voit pas. Et puis le pinceau commence sa danse sur la toile.


Souvent le cantaor chante les yeux fermés. C’est autour de la bouche que se concentre l’énergie et l’expression. Tantôt la pose hiératique donne à voir le silence, tantôt le déséquilibre du visage nous fait partager le cri. Peindre cela c’est épouver la tristesse de la soleá, le tragique d’une minera, mais aussi l’excitation enflammée de la bulería ou la légèrete joviale d’un cante por alegrías. La música callada del cantaor, la musique silencieuse du chanteur, c’est bien ce que je veux transmettre. Pour chaque palo flamenco, il me faut trouver son rythme et sa couleur.


Au début des années quatre-vingt j’alternais la peinture avec la tauromachie. Près de Salamanque, je n’ai pas su anticiper la charge du taureau par manque de concentration. J’ai le souvenir de ma main écrasée contre le palo de la muleta, le souvenir d’un choc violent, d’une sensation de brûlure. Plusieurs fois j’ai mis ma main gauche en danger, toréer de la main gauche c’est beau mais... Cette main maladroite pour beaucoup m’est essentielle. Et pour toréer, pour écrire, pour tirer à l’arc, pour dessiner elle m’a distingué des autres sans le vouloir. En 1994, à Saint-Sever a eu lieu mon dernier face-à-face avec un taureau. Depuis je me consacre à la peinture, seulement à la peinture.


A la mère d’un apprenti qui lui demande d’apprendre à son fils l’art du peintre, Vélasquez précise dans le contrat d’embauche qu’il lui enseignera l’art de la peinture. Ce n’est pas qu’une simple nuance. Oui, il faut viser l’art de la peinture sans renoncer à l’art du peintre.


Ma fascination pour Dürer remonte à l’époque où je m’essayais au burin aux Beaux-Arts de Bordeaux. Je peinais pour parvenir à creuser un sillon dans le cuivre.
Depuis des années je viens régulièrement « saluer » son Saint Jérôme. Je le contemple longuement. J’aime sa rudesse et ses mains qui font penser à celles d’un travailleur. Dans l’un des dessins préparatoires du tableau les traits sont semblables, à une différence près : le saint a les yeux fermés. Les rouges du manteau, entre carmin, garance, vermillon et cadmium, la subtilité des glacis, le rapport de ces rouges avec les verts du fond révèlent un Dürer plus coloriste que dessinateur.



Quelques années plus tôt il a écrit à propos d’un autre tableau: «Il est de belles et bonnes couleurs, il m’a valu beaucoup de louanges. J’ai fait taire les peintres, ils disaient que j’étais bon pour la gravure mais que je n’avais aucun usage des couleurs».
Semblable confession me touche d’autant plus que ma recherche de la couleur a été pendant longtemps une lutte destinée à contrarier mon tempérament de « peintre-graveur ».



Je ne fais pas partie de ceux qui, passéistes et peu curieux, ne jurent que par l’huile de lin et la térébenthine. Nombre d’artistes qui travaillent la vidéo, l’installation ou la photographie possèdent à mes yeux une œuvre d’une grande force : Bill Viola, Boltanski, Helena Almeida, Kabakov, Andrés Serrano, Kapoor, Cindy Sherman, Gormley ou Bruce Nauman.


En ce qui concerne la peinture j'ai la conviction qu'en dépit de son ancienneté, ou grâce à elle, elle est parfaitement "contemporaine".
Je renvoie ceux qui méprisent couleurs et matières à la dernière séquence du film d'Ozu Les soeurs Munakata; elle nous montre Setsuko déclarant à Mariko sa soeur cadette: "La vraie nouveauté, c'est ce qui ne vieillit pas, malgré le temps".
Ce qui m'importe c'est de me sentir remué, troublé à la vue d'une exposition. C'est parfois le cas: Schnabel au Retiro à Madrid, la salle Rothko à la Tate modern de Londres, Barceló au Macba de Barcelone, Bacon au musée Serralves de Porto, les dessins de Chillida à Leku ou les Tápies récents au monastère de Silos sont des exemples d'expériences qui me donnent simultanément l'envie d'arrêter de peindre et de foncer à l'atelier me saisir des pinceaux.


La série La Música callada del cantaor avance. J’ai renoncé à trois tableaux, trois autres apparaissent. Je me détache peu à peu des dessins prévus. Le trait s’affirme, la gamme de couleurs s’élargit petit à petit. Le bleu que j’ai imaginé pour les fonds m’a déçu et pourtant ma main encore rouge et ocre bientôt peut-être deviendra bleue.


C’est en allant au festival de flamenco de La Unión, près de Murcia, il y a à peu près vingt ans que j’ai découvert les mines voisines. Tout de suite j’ai eu la conviction d’être dans un lieu qui me serait cher sans trop savoir pourquoi. Un peu plus tard l’immense cratère des mines de Río Tinto, dans la région de Huelva, m’a impressionné. Depuis mon arrivée au Portugal un ami m’a conduit jusqu’à la mine abandonnée de Sao Domingos dans le Sud de l’Alentejo. Qu’est-ce qui m’attire dans ces lieux désertés ? Je me sens bien, étrangement bien, dans ces paysages blessés par la main de l’homme que beaucoup trouvent hostiles.


Mon professeur d’arts plastiques au lycée me conseille de faire des autoportraits. Pendant des mois je suis fidèle au même sujet, à la même technique, à la même pose, au même cadrage, à la même composition sur fond de tee-shirt bleu délavé. Et pourtant quelles différences dans mon visage. Bien plus tard j’ai compris que ce n’était pas mon visage qui avait changé mais mon regard et ma main. La série était maladroite, je l’ai détruite...et pendant longtemps je n’ai plus peint d’autoportraits. Depuis la couleur bleu a disparu ou presque de ma palette. C’est d’autant plus étrange que c’est ma couleur préférée, mais quand j’essaie de l’utiliser quelque chose m’échappe ou me résiste. Moi qui aurait tant aimé toréer avec une chaquetillapurísima y oro, bleue et or.


La poésie vient de la lumière mais aussi et peut-être surtout de l’ombre. Le drame vient de la ligne et de la couleur. Je sens bien que me guident le trait et les tons. C’est comme s’ils venaient de moi et cherchaient à s’exprimer entre le clair et l’obscur.Je garde du tir à l’arc le goût de la ligne : verticalité du tireur, horizontalité de la flèche. Concentration, tension puis détente. J’ai éprouvé la même chose en toréant. De la tauromachie à la peinture il y a loin et pourtant pour moi il s’agit toujours d’une recherche de contrastes et d’intensité.





Nb; les images qui accompagnent les textes sont des photogrammes de La mano azul


La mano azul III

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Si l'essentiel du film La mano azul a été tourné à Lisbonne l'équipe a filmé, pour une séquence, en Alentejo près de Mértola. Voici quelques photographies du tournage.



Ecriture et réalisation: Floreal Peleato


Image: Edmundo Díaz Sotelo

Son: Filipe Tavares



Nous approchons des mines de São Domingos

Installation de la caméra sur le toit de la voiture pour un travelling alentejano




Les amis qui ont participé au tournage et qui ont occasionnellement manié le clap: Rui, Daniel et Bibito


Les mines, à chaque pas une image qui marque

Couleurs, rythmes, matières d'une oeuvre en devenir

              
                     Capter les contrastes, la lumière: Edmundo
Être attentif au moindre souffle: Filipe

L'équipe s'installe dans les mines

Rigueur des cadrages

Les couleurs habituelles de ma palette: terres, oxyde de fer, ocres

Ma main, ocre, deviendra bleue

Nb; les photographies du tournage sont de Rui Lourenço
Obrigado amigo Rui!



La mano azul IV

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Le film La mano azul a suscité plusieurs commentaires, en voici quelques uns. Les visiteurs de ce blog n'étant pas tous francophones les textes qui suivent sont en français pour certains mais aussi en espagnol et en portugais.



Si alguien pensaba que ya todo estaba dicho en el cine a propósito del flamenco, debería ver La mano azul. Elegantemente filmada, la película toca en realidad diversos palos para convertirse a la postre en su apasionada - y apasionante - indagación sobre los misterios de la creación artística. Peleato rehúye caprichosas derivas para aplicar toda su sensibilidad a la poliédrica tarea de retratar a un atípico creador que, como el propio cineasta, se interroga por el significado del arte.”

Alberto ELENA
Historien du cinéma et professeur à l'université Carlos III de Madrid



Más que un documental, La mano azules un film-ensayo. Mathieu Sodore es un pintor de rostros. Los busca por donde va, preguntándose cómo lograr expresarlos en un cuadro cuando cada rostro es único e irrepetible. Su arte exige la paciencia de quien practica el tiro con arco: tensión y precisión. (…) El gusto por la pintura de Sodore, se mezcla con el gusto por el cine de Peleato. Por esa distancia “seca” con sus personajes al estilo de Bresson. Por esa sencillez y color al estilo de Ozu. El pensamiento de Sodore sobre la pintura es más que la mera reflexión de un autor sobre un arte que no es moderno, pero que es actual. Es también la reflexión del cineasta por las artes contemplativas. La mano azul es una película contemplativa, como lo es su protagonista, en un momento de la historia donde se le pide al arte interacción y exploración más que contemplación. ¿Esto quiere decir que se trata de una película anacrónica? (…)Peleato con su ensayo piensa haciendo cine, con los medios del cine, con lo poético de sus junturas. El cine de contemplación no ha muerto, porque nos pone, a través de los otros, en contacto con lo más íntimo, con nuestro espíritu. La mano azul, más que mostrarnos el trabajo de Sodore, nos enfrenta a nosotros mismos como el practicante ante el tiro con arco. Peleato, hace zen del cine.

Gabriel ALBA G.
Directeur de l'école de cinéma et télévision
Université Nationale de Colombie


La Mano azul es, además de una hermosa película, un secreto escondido entre los pliegues de la memoria. Cada espectador deberá descubrirlo a través de su propio viaje interior y de su particular mirada. Así es como el pintor Mathieu Sodore y el realizador Floreal Peleato, tal vez sin proponérselo, han ido rescatando algunas voces ocultas tras el silencio de aquello que, en su momento, no se pudo expresar. Además de la belleza que en sí misma encierra esta historia, nos encontramos ante un cruce de culturas que vienen a enriquecerla notablemente. El mutuo respeto entre artista y director en la realización de un trabajo paralelo, en el que los silencios adquieren una dimensión especial, se convierte en una pieza clave que hace posible el hallazgo final.”

Lola MILLÁS
Ecrivain
Ex directrice de la cinémathèque du ministère des affaires étrangères espagnol
AECID (agence espagnole de coopération internationale et dévellopement)



« Superbe film que celui de Floreal Peleato, à la fois biographie de peintre et documentaire. En effet dans La Mano Azul, le réalisateur porte à la fois un regard attentif, respectueux et très précis sur l’œuvre du peintre Mathieu Sodore, devenu son ami. Un regard soucieux de réaliser un véritable défi : être au plus près de la création, sans déranger l’artiste et sans que son film devienne une « leçon de pein­ture »… Il s’agit de rendre un véritable hommage au peintre, en le suivant au quoti­dien dans ses inspirations, ses rencontres, ses voyages, ses choix de vie, tout autant que dans cet atelier, lieu magique où l’œuvre prend forme. (...) Vélasquez disait qu’il peignait les gens « dans leur essence et dans leur état » et à l’instar du maître, Mathieu Sodore, tente de toucher au plus près cette expérience de vie et d’émotions qu’est le cante Flamenco. »
Patricia-Laure THIVAT
Chercheur au CNRS-ARIAS
 Directrice des dossiers "Peinture et cinéma"
et "Peintres et cinéastes" de la revue Ligeia, Dossier sur l’art
Coordonnatrice de l'ouvrage "Biographies de peintres à l'écran" (PUR, 2011)



"Una tela blanca es a la vez un conjunto de hilos y bastidores-una materialidad pura y básica- y una superficie cuyo vacío evoca las mil posibles presencias que podrían venir a poblarla. Ajustando con precisión la distancia para captar el conjunto o el detalle; el movimiento o el gesto; la línea o el rostro vivo que aparece al final como si siempre hubiese existido, la cámara de La mano azul comparte su asombro respetuoso ante el proceso de creación, desde el concepto, el modelo, y cada paso de la ejecución de una obra de arte. Mathieu Sodore inmoviliza el movimiento, captura la voz en el silencio de una imagen para su serie sobre "La música callada del cantaor", y, al acompañarlo tan discretamente, Peleato transmite y provoca a su vez la fascinación hipnótica ante un trabajo- en sus múltiples sentidos, desde un cuadro hasta el oficio del pintor- que reposa en el equilibrio justo entre técnica e inspiración."
                                                                                                                    Pamela BIÉNZOBAS
                                                                                                Critique de cinéma (revue Mabuse,
                                                                                correspondante à Paris de la presse chilienne) 



« Quelle est cette main bleue que Floreal Peleato cherche à fixer en brossant le portrait du peintre Mathieu Sodore ? Est-ce la main tordue, martyrisée, que l’ancien toréador devenu peintre a failli perdre en tentant d’approcher de trop près la furie du taureau ? Ou est-ce la main honteuse, celle qui doit rester dans l’ombre et qui pourtant, face à la toile, se fait l’instrument le plus sûr, le plus précis, le plus vivant de l’artiste ?
(...) Dans l’exercice du portrait, le cinéaste et le peintre semblent unis par une authentique fraternité : même respect pour la ligne, même recherche exigeante de la couleur, même attention appliquée portée aux nuances fuyantes qu’offre la lumière. C’est un travail solitaire et silencieux qui s’opère derrière la porte bleue de l’atelier, une retraite que Floreal Peleato peuple de microscopiques événements sonores, de chants de rues, d’éclats de voix, de lointaines présences enfantines. Le réalisateur a préféré délaisser l’entretien classique pour instaurer une relation sans médiateur entre la voix off du peintre et le spectateur. Le discours mondain sur l’art et la mort de la peinture est, ici, terrassé, mis à mort par la simplicité du rapport que Mathieu Sodore entretient à son art. »

Laetitia MIKLES
Réalisatrice de documentaires
  Collaboratrice de la revue Positif


O silêncio inaugural de La mano azul , quebrado apenas pelo ruído do grafite deslizando sobre a tela, dá a mote a este documentário e permite ao espectador o recohilmento necesario para partilhar a “música silenciosa” de Mathieu Sodore. Este silêncio ê esencial para entendermos o desafio a que o artista plástico se propoe nesta série de retratos de cantaores de flamenco. Como retratar a força, profundidade e dramatismo do cante e a melancolia da soledad numa pintura? Ao longo do filme assinado pelo realizador Floreal Peleato, o espectador vai acompañando o trabalho do “artesão” – no sentido figurado daquele que metódica e pormenorizadamente vai conseguindo avanzando numa difícil tarefa – e entrando simultaneamente no universo pessoal de Sodore. Tal como un “voyeur” que espreita por cima do ombro do artista, escutamos revelações, segredos, partilhamos momentos de intimidade, vistamos lugares e espaços que lhe sao caros. Sentados “a pendura” na sua motorizada, percorremos com ele as ruas da cidade branca e descobrimos toda a dimensão da frase que ele nos susurra ao ouvido: “D’abord c’est l’oeil qui pense puis la main voit ce que l’oeil ne voit pas.”

Sandra SILVA
  Directrice des éditions 101 noites


« En la calle de la sangre
lloran gotitas de pena
los pinceles de Juan Grande »

Souvent - toujours ? - la copla, en quelques mots ,
décoche
et touche au but.
De même , de l'irrigation dans la volonté de ne pas nous montrer mais de raconter les visages dans le coeur d'un peu d'eau, l’œuvre de floréal peleato colporte cette envie de donner soif et à boire.
Tout à coup et pendant une heure, nous sommes d'une même « main bleue » ocre qui caresse ou tue les limbes veinées de terre ramenées du ventre de gaïa.
Alors, bien que nous ne soyons pas du même sang que le peintre , sa rue et ses pinceaux , nous comprenons, quand défilent les images , résonnent les bruits ( le travail sur le son est remarquable ) d'un pressoir de nuit - la pellicule - , les fruits de cette contemplation.
Comme pour la copla.

                                                                                                                         Ludovic Pautier
                                                                                                                         Poète, flamenco

                                                                                                                                       


Nb; les images qui accompagnent les textes sont des photogrammes de La mano azul

Arte y Flamenco!

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Seguiriya / 2009 / Acrylique sur toile / 162 X 114 cm.

A "Casa Patas", haut lieu du flamenco à Madrid, je participerai jeudi 14 février à une Tertulia sur l'art et le flamenco. C'est à 20 heures (plus ou moins, flamenco oblige...) et il y aura Martín Guerrero (photographe et directeur de "Casa Patas"), Floreal Peleato (réalisateur et écrivain) ainsi que des invités surprises (artistes et flamencos).

Alegría (étude) 2009 / graphite sur papier / 21x14 cm.

CASA PATAS:  C/ Cañizares, 10  MADRID  (Métro Tirso de Molina ou Antón Martín)

http://www.facebook.com/pages/Casa-Patas-flamenco-en-vivo/81216013217?fref=ts 

La mano azul V

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Deux projections à Madrid du film La mano azul :  le 13 et le 20 février à la Cineteca du Matadero. Le 13 un débat et le vernissage de mon exposition La música callada del cantaor suivront la projection.
Tous les renseignements nécessaires figurent sur l'affiche ci-après.




Exposition à Madrid "La música callada del cantaor"

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Tous mes tableaux et dessins de la série La música callada del cantaor seront exposés à Madrid à partir du 13 février. C'est le magnifique centre de création contemporaine le Matadero qui accueille l'exposition.
Le vernissage se déroulera le mercredi 13 février à 22 heures, vous êtes tous invités!



Cinéma et peinture à la radio

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A l'occasion des projections du film La mano azul et de l'exposition La música callada del cantaor à Madrid à la Cineteca du Matadero j'ai été interviewé en compagnie du réalisateur Floreal Peleato par Manuel Moraga  pour son émission El callejón del cante. Ce programme de Radio Nacional de España est diffusé dans le monde par Radio Exterior.


L'émission a été diffusée ce samedi 16 février sous le titre Música, ciné y pintura, elle débute avec une interview de la cantaora Gema Caballero puis parle de mes peintures et du documentaire à partir de la 34 ième minute. Pour l'écouter c'est ici:  http://www.rtve.es/alacarta/audios/el-callejon-del-cante/

La mano azul à Barcelone

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Le film La mano azul va être projeté dans quelques jours, le 19 février, à la cinémathèque de Barcelone. Cette projection s'inscrit dans un cycle sur cinéma et peinture intitulé "Per amor a l'Art" co-organisé par la cinémathèque de catalogne et le MNAC (Musée national d'art de Catalogne).


J'étais déjà heureux que le film puisse être vu sur les terres de Carmen Amaya, Mayte Martin, Juan Manuel Cañizares ou Miguel Poveda mais lorsque j'ai pris connaissance de la programmation j'ai eu le souffle coupé: La mano azul se trouve en compagnie de réalisateurs et d'artistes qui comptent particulièrement pour moi. A titre d'exemple on peut trouver côté cinéastes Welles, Tarkovsky, Rohmer, Mizoguchi, Wenders, Parajanov ou Godard et côté artistes des "monstres" de la taille de Rembrandt, Munch, Picasso, Caravage, Utamaro ou encore Goya!...


Nb; Le programme complet est disponible ici:


La mano azul VI

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En 2011 paraissait aux Presses Universitaires de Rennes un ouvrage intitulé Biographies de peintres à l'écran. Sous la direction de Patricia-Laure Thivat ce livre questionne les enjeux et les manières de filmer l'acte de création. Sous la plume du réalisateur Floreal Peleato un chapitre est consacré à La mano azul (La main bleue):



La musique silencieuse du geste



La Main bleue est né du désir, déjà lointain, de filmer l’acte de création chez un artiste affranchi des modes, éloigné de la rhétorique et des théories. Il est né aussi du désir de filmer la peinture, cette pensée sans parole, ce langage libéré des mots, apte à une saisie du monde qui ne repose sur la raison. J’ai imaginé le film lorsque à l’occasion d’un séjour à Lisbonne, j’ai vu Mathieu Sodore quelques instants dans son atelier. Jusqu’alors je le connaissais peu mais j’avais déjà découvert son art volontiers narratif et néanmoins peu descriptif ; sa touche sans afféteries ; sa gamme chromatique réduite — souvent des bruns, des noirs, des rouges – ; ses contrastes soutenus ; ses couleurs mates ; ses toiles traversées par un trait incisif ; ses visages creusés par la gouge et le temps.
Ce jour-là, je ne l’ai pas vu peindre mais procéder à quelques rituels : déplacer un tableau, le couvrir, nettoyer les pinceaux, préparer des peintures, glisser sa main sur une toile. Aussitôt, j’ai pris conscience que ses mains étaient expressives, et tout particulièrement sa main gauche — il est gaucher –, et sa cadence lente me faisait oublier la rumeur de la rue. Tout d’un coup, derrière les hautes portes de bois bleu écaillé où aucun confort n’attend le visiteur, sitôt oubliés les motifs des toiles posées contre les murs, j’ai eu l’étrange sensation de me trouver chez un peintre des siècles passés.
Mais encore fallait-il qu’il accepte d’être filmé dans son atelier. Lorsque je le lui ai proposé, il s’est senti flatté, tout autant que rétif : personne — à l’exception d’un ami de longue date et de Paulo Robalo, le peintre avec lequel il partage l’atelier – ne l’avait jamais vu peindre, pas même sa famille, ses amis ou ses compagnes et l’intrusion d’une équipe de trois personnes dans cet espace restreint lui semblait délicate. La vraie raison, ce me semble, était de préserver son territoire du regard d’autrui. Jean Guitton écrit ceci à propos de Bergson : « Il n’aimait pas faire voir sa pensée au travail, mais la montrer dans son état de perfection — ancien en cela et non pas moderne »1. Accepter le film à venir signalait déjà à quel point Mathieu Sodore est à la fois classique et moderne.


Au fil de nos conversations, il s’est convaincu que notre présence serait discrète et respectueuse. Et puis je l’ai assuré qu’il n’y aurait aucun entretien, ni avec lui, ni avec un critique d’art, un collectionneur ou un ami. Un entretien peut être passionnant mais je n’en ressentais pas le besoin et ne croyais pas être à même d’en tirer parti. Trop sou­vent en effet, l’entretien sacralise les propos de l’artiste, selon qu’il s’exprime par le biais de saillies, de longs silences ponctués de mots rares ou d’anecdotes. Lors d’un entretien radiophonique accordé, dans les années quatre-vingt, par les auteurs d’un livre sur Minnelli, le journaliste qui les recevait s’est exclamé avec enthousiasme que les propos du cinéaste étaient d’une « platitude admirable » car ils ne révélaient rien de ses secrets2. J’apprécie qu’un artiste s’exprime sans ambages et qu’il ne s’encombre pas de concepts et de formules à l’adresse du public. L’artiste peut nous livrer des idées longuement muries, des choix esthétiques fermes, des principes éthiques (parfois rigi­des), mais il est avant tout un « découvreur », protégeant son art d’un système où tout est prédéterminé. 


Je ne voulais pas d’entretien avec Mathieu Sodore mais sa parole pourrait aussi nourrir le film. Il pourrait écrire des réflexions dont j’utiliserais une partie pour une locution en off, destinée à accompagner certaines séquences, mais jamais les scènes filmées dans l’atelier. Il lui fallait assumer le risque d’une plume moins souple que le pinceau. Pourtant, je pressentais que ses idées concernant les arts méri­taient d’être partagées avec le spectateur : des années d’enseignement des arts plastiques devraient éviter l’obscurité d’une expression réduite à un exercice d’érudition contrite. La brièveté et la densité de ses commentaires en offpourront gêner certains spectateurs mais je ne voulais pas d’un faux naturel (phrases inachevées, approximations, redites, ton familier, oralité feinte) ; j’assumais qu’il s’agisse d’un texte écrit.
Curieusement au départ, je croyais que Lisbonne et le Portugal — Pessoa est l’une de ses passions – auraient une forte présence dans la locution en off ; mais au fil du tournage j’ai renoncé à insérer des plans de Lisbonne qui n’avaient pas de lien direct et je préférais que l’on sente la ville, sans vraiment la voir. Pourtant, il eût été simple d’en filmer ses atours : l’atelier se trouve à vingt mètres de la cathédrale, aux pieds de l’Alfama, et l’appartement au cœur du Bairro alto. Peu à peu, la peinture a occupé presque tout l’espace de la voix off qui n´était pas réservé à quelques souvenirs.
Accord fut pris à propos de la série de toiles dont je pourrais filmer la gestation. Il s’agirait de La música callada del cantaor en référence, bien entendu, à La música callada del toreo, le livre d’arabesques taurines écrit par José Bergamín3, lui-même inspiré par un vers de Saint Jean de la Croix. Il s’agirait de grands formats, des close up qui montreraient une expression d’un chant flamenco en ne représentant que la bouche et le bas du visage du cantaor. Le cante jondo est l’une des passions les mieux enra­cinées de Mathieu Sodore, si bien que le flamenco et los toros — il a toréé dans sa jeunesse –, sont l’avers et le revers d’une partie de sa production. A-t-il rêvé d’être effleuré par le temple, comme d’autres le sont par la grâce ? Je le crois. Sans doute l’éclat bleu de la chaquetilla de purísima y oro (d’or et de bleu) l’a-t-il longtemps hanté.




















J’ai fait ce rêve de filmer une œuvre en devenir, tout en sachant que la mesure et la constance du peintre seraient peut-être des obstacles à la création d’une tension dra­matique, que la « peinture-peinture », selon la terminologie à la mode, est moins spec­taculaire que l’action painting et ses dérivés, ou qu’une « installation » dans une usine désaffectée et que, hors des circuits d’aficionados, la plupart des chants flamencos rete­nus (minera, petenera, granaína, polo, seguiriya) sembleraient aussi étranges que des chants zoulous ou maoris, d’autant plus que j’allais priver le spectateur de leur écoute ! Je devinais aussi qu’un artiste méconnu, a fortiori figuratif, serait moins attirant pour un spectateur impatient qu’un nom fameux, mais j’accorde peu d’importance à la célébrité. Adam Zagajewski écrit dans son autobiographie : « Les bons écrivains enveloppent l’in­connu dans ce qui est connu. Les mauvais montrent l’inconnu en surface »4. Il en est ainsi pour toute expression artistique.
D’emblée, j’ai eu envie d’une plongée immédiate dans l’atelier : c’est la raison pour laquelle le deuxième plan en donne une vue d’ensemble, d’abord dans la pénom­bre, puis éclairé par le jour naissant5. Ce n’est qu’à la table de montage que j’ai compris pourquoi j’avais filmé ce plan : la lumière impose avec douceur son emprise sur ce lieu hors du temps.


J’aurais pu filmer les barreaux qui surmontent les deux portes hautes — ils n’ap­paraissent que vers la fin du film et dans le dernier plan –, mais j’ai eu très vite la sensation que l’atelier était pour le peintre sa « cellule », de sorte qu’il fallait accentuer l’effet d’une claustration volontaire tout autant que libératrice. Montrer les barreaux au­rait été équivoque et surtout aurait produit l’effet d’un symbole grossier, celui d’une prison où souffre l’artiste en quête d’inspiration. Jacqueline Kelen rappelle fort à propos que : « le terme de réclusion, caractéristique de la vie monastique, n’implique pas du tout la notion d’enfermement mais au contraire, d’après le latin reclusio, signifie l’ou­verture. Le verbe latin recludere veut dire « ouvrir une porte, des portes, y compris celles du destin ». Tout solitaire qui choisit de demeurer en silence un certain temps se livre à cette tâche subtile, tout intérieure, d’ouvrir en lui des portes, de devenir poreux, d’être traversé par le monde au lieu de s’en couper. Cela correspond, bien sûr, à une ouverture de la conscience, à un élargissement du cœur »6.
Ne pas filmer la lumière du jour à travers les barreaux me permettait également de maintenir une continuité visuelle, les sautes de lumière et la froideur de l’éclairage électrique enlaidissant le lieu. Par ailleurs j’ai remarqué avant le tournage que dans les deux premières toiles, inspirées respectivement par un Tango et un Martinete, la lumi­ère répondait à un autre souci que la « logique » et j’ai pu ainsi user en toute liberté d’une lumière plus abstraite7.Puis, dès le troisième plan, le peintre paraît : seul, silen­cieux, calme, concentré, au travail. Dans ce début de film, il y a sans doute quelque inconfort pour le spectateur qui pourrait espérer un préambule montrant son trajet dans Lisbonne ou son arrivée à l’atelier, mais je souhaitais voir au plus tôt Sodore, face à la toile blanche. Je voulais commencer in media res.
Certaines personnes n’ont pas manqué de me demander si j’avais eu des réfé­rences cinématographiques, notamment des films concernant la peinture. La réponse est non. Une personne a cru voir dans le plan du tableau filmé à contre-jour une citation discrète du Mystère Picasso (1956).Je me suis empressé de démentir. Soutenu par les personnalités de Clouzot et Picasso, ce film célèbre use pourtant de « recettes » : le peintre y pose tel un athlète sur le point d’établir un record et le réalisateur répète à l’envi la même trouvaille visuelle. Dans La Main bleue, ce plan, en ombres chinoises en quelque sorte, est né du hasard. Un matin, au moment de la pause, j’ai remarqué en sortant de l’atelier un rai de lumière qui éclai­rait la trame de la toile et révélait ainsi l’envers du tableau. J’ai demandé au directeur de photographie, Edmundo Díaz Sotelo, s’il pouvait préparer une lumière équivalente. Il m’a répondu que quelques minutes lui seraient nécessaires. Voilà tout. J’ajoute que ce même plan et celui dans lequel le peintre montre à son petit garçon comment il écrivait « à l’envers », étant enfant, ont donné naissance à leur tour au premier plan du film — le dernier filmé –, tourné en quelque sorte de l’autre côté d’un miroir sans tain.
Il n’y a donc aucune référence cinématographique délibérée dans mon travail, mais je me rends compte maintenant qu’un film m’est revenu en mémoire lorsque j’avais des doutes sur la forme à adopter : Un condamné à mort s’est échappé (1956). Comment filmer un homme seul et silencieux dans un espace confiné ? Comment la caméra peut-elle accéder à l’intériorité ? Robert Bresson y est parvenu admirablement. à coup sûr, mon plaisir à filmer l’enfermement volontaire du peintre en est un lointain écho, autant que mon insistance à traquer son regard. D’une certaine manière, Mathieu Sodore est un « condamné à peindre » qui s’échappe.
D’emblée aussi, j’ai eu le désir d’une saisie au quotidien de gestes répétitifs, voire routiniers, devenus rituels. J’ai fait le pari que le tempo du peintre nous aiderait à comprendre de manière concrète, et non cérébrale, les étapes du processus de création, que je devrais être tel un bambou fléchi, au gré du vent. Comme le disait si bien Shitao : « Il est difficile de peindre avant de peindre » et « L’essentiel de la peinture réside dans la pensée ».L’une des difficultés majeures a consisté à ne pas m’immiscer dans le travail du peintre mais à l’accompagner du premier trait qui couvre la toile blanche jusqu’au moment de la signature. La lenteur de ce processus intérieur et silencieux m’a conduit à choisir des cadrages stables, tout au long des préparatifs ; certains plans sont soutenus, même à l’extérieur de l’atelier, car j’ai découvert à ma grande surprise qu’il était le même homme posé, en compagnie de ses amis et de son fils Miguel. à tel point qu’au montage, j’ai perçu quelque chose qui m’avait échappé en cours de tournage : la caméra avait capté chez l’artiste une tendance à s’évader d’un contexte pour s’installer dans son monde. étrangement et je n’en ai pas été conscient hors du studio, je l’ai filmé surtout assis — à son balcon, sur sa moto, en voiture, au restaurant, au British bar, au Pois Café, en partie dans la mine –, ou immobile sur la rive du Tage, ce qui renforce son côté « zen », ainsi que la « picturalité » du film. Plusieurs spectateurs ont qualifié le film de « contemplatif » et, un an après le tournage, une personne m’a rappelé l’étymologie du mot : cela signifie « être à l’intérieur du temple ». C’est en effet ce que j’ai ressenti.
Partir en quête de l’intensité calme du peintre eût été une erreur, mieux valait l’attendre et l’accueillir. Et puisque j’allais filmer une œuvre naissante, je n’ai pas suivi de scénario, même si je disposais de lignes directrices visuelles assez claires, voire dra­matiques et que, jour après jour, pendant le tournage, je prenais des notes et construisais le récit. Par exemple, j’ai senti, au moment même où je filmais la fête de San Antonio — la première scène filmée où les deux peintres transforment leur atelier en débit de boisson – qu’elle devrait être placée à la fin du film, lorsque Sodore serait libéré de son engagement avec lui-même et que la série serait terminée. Et dès ce premier bloc, m’éloigner de l’atelier et du peintre m’ennuyait.
Un paradoxe a surgi assez tôt. Claire Simon soutient : « L’opposition entre pein­ture d’atelier et peinture sur motif a été structurante pour moi. Le documentaire, c’est la peinture sur motif. […] La peinture d’atelier est beaucoup plus fictionnelle, pourrait-on dire »8. Si la peinture de Mathieu Sodore est « fictionnelle », peut-on la filmer sur un mode documentaire ? Cela ne conduirait-il pas à construire un récit à la lisière de la fiction, d’autant que celle-ci se rapproche souvent du documentaire, lorsqu’elle est des­criptive plus que dramatique, qu’elle s’appuie sur des interprètes non professionnels ou des comédiens cherchant à gommer les apprêts du métier, que les dialogues sont impro­visés, que le tournage a lieu en décors naturels ?
J’ai décidé d’utiliser une caméra portée lorsqu’à partir d’une semaine de tour­nage, un lundi après-midi, Sodore s’est littéralement transformé. Son geste s’est préci­pité, son œil s’est aiguisé et il m’a semblé nécessaire de rompre l’équilibre créé pour apporter une autre respiration, en accord avec son propre rythme. Il s’agit de la longue séquence filmée à l’atelier, située juste avant le voyage vers l’Alentejo. Ayant remarqué qu’il effectuait chaque jour une même série de gestes en pénétrant dans l’atelier, j’ai décidé d’introduire cette séquence par quelques gros plans de ses mains qui répétaient ces mêmes gestes. Dans un scénario, la description de cette séquence de huit minutes se limiterait à une phrase : « filmer le peintre au travail ». Durant le montage, Manel Barriere Figueroa et moi-même avons cherché la continuité cachée dans le flux de ces plans, pour la plupart des plans rapprochés montés par blocs, sans transitions, tout en tâchant de préserver une certaine fluidité. à mon insu, je cherchais à capter ce que Daniel Arasse nomme le « détail pictural ». Il est « de l’ordre de la tache, de la macchia, et ne renvoie plus au message du tableau en général, comme le détail iconique qui con­dense tout le système du tableau, mais au contraire défait l’ensemble du tableau. Il a un effet dislocateur. Car si on le remarque, on est fasciné par rien. C’est-à-dire au sens étymologique, par la ‘chose’. ‘Rien’ vient de res, la chose. On est fasciné par rien de représenté mais par cette chose qui représente »9. Ici la « chose » est ce qui palpite au cœur de la peinture, ce qui tient du « miracle créatif ». Et tant pis si le mot est trop fort.



 Bien sûr, un montage cut, le split-screen, des filtres colorés, des dialogues inau­dibles, une bande sonore dissonante, une image tremblée, un collage de citations, m’in­génier à filmer en plans-séquences, caméra à l’épaule, auraient permis de faire diver­sion, d’accélérer de manière artificielle le processus de création, de montrer un artiste au bord de l’implosion, mais à quoi bon ? J’avoue avoir songé un instant à filmer de nom­breux plans à moto, à les monter à la limite de la lisibilité et à altérer la chronologie des fragments filmés dans l’atelier. La possibilité de réserver la couleur aux séquences filmées dans l’atelier et de traiter les autres en noir et blanc m’a également séduit, mais j’ai renoncé bien vite à toute recherche d’effet appuyé parfois confondu avec l’ori­ginalité, au profit de la transparence, au risque que le travail du peintre — et le mien – ne paraissent trop sobres ou sages. à mes yeux, la mode corsète ; elle est souvent sus­citée par la démagogie, hélas favorable aux faussaires et aux bateleurs. La tradition féconde lorsqu’elle n’est plus la gardienne revêche, trop soucieuse de normes. Quant à la modernité, elle libère au détour d’avancées tâtonnantes et d’échappées buissonnières pour redécouvrir l’enfance et l’éclosion du désir. Sodore s’abreuve dans les eaux paisibles d’une rivière nommée tradition, autant que dans les eaux torrentueuses de la modernité. Et, après tout, pourquoi faudrait-il renoncer aux beautés de l’olivier parce que nous séduit l’étrangeté d’arbres exotiques ? Il faut être soi, et rien d’autre.
Souvent, l’artiste est montré au cinéma sous les traits du démiurge, du voyant. En effet, l’artisanat est moins spectaculaire que la performance. J’ai le souvenir d’avoir vu au collège un court-métrage consacré au peintre hollandais, Karel Appel, qui s’aha­nait devant de vastes toiles à grands coups de brosses avec une énergie évoquant celle d’un performer. J’avais envie du contraire mais je devine qu’aux yeux de certains, Paulo Robalo — que l’on voit peindre aux côtés de Mathieu Sodore – est davantage « artiste » que celui-ci : sa voix rauque, sa chevelure ébouriffée, son visage de bourlin­gueur, sa peinture « matiériste », parcourue de cire chaude et de poussière de marbre, le désordre coloré de la partie de l’atelier qu’il occupe, sont plus conformes à l’idée que l’on se fait de ce qu’est un artiste. Et justement, je voulais confronter ces deux manières, à mon sens complémentaires et non opposées. Ne filmer que les moments d’inspiration, c’est-à-dire les climax ou les surprises, entendons les points d’inflexion, eût été malhon­nête. Un spectateur du film m’a dit : « Jamais je n’aurais cru que cela puisse être aussi dur de peindre, c’est comme descendre tous les jours à la mine, mais la pépite dont on rêve est rare ». C’est juste. Quelques mois après le tournage, ce bref aphorisme de Rafael Argullol m’a permis de mieux comprendre ce que je ressentais : « La peinture est l’humble reconnaissance du monde »10. Oui, la grandeur de la peinture est fortifiée par son humble regard, et pourtant ô combien ambitieux. Qu’un peintre tienne le monde dans l’empan de sa main m’a toujours fasciné.
J’ai peine à croire que si Cézanne, Hieroshige, Corot, Chardin, Zurbarán, Vermeer, Dürer, Fra Angelico, Giotto, Andrei Roublev — à l’origine du sublime film de Tarkovski – avaient été filmés dans leur atelier, on eût vu autre chose que l’expres­sion d’un artisanat. Monet ne disait-il pas qu’il peignait comme l’oiseau chante ? Je ne suis pas certain que même Bacon n’ait, dans l’intimité de l’atelier, cet abandon, ce souci du détail, ces gestes repris à l’infini et ce visage lisse dans lequel l’émotion la plus forte se lit à peine dans un tressaillement. Sans comparer le travail de Sodore avec l’un ou l’autre de ces maîtres11, j’ai cru voir en lui un officiant de rites anciens, capable de « supprimer les signes, de se libérer des symboles, et de s’approprier directement les images». Qui sait s’il peut dire avec Gao Xingjian : « Lorsque tu t’es débarrassé de tous les concepts, tu peux revenir à l’esprit et au zen inexprimable »12.
Après réflexion, je crois qu’un autre film a compté dans la gestation de mon projet, El sur (1983) de Víctor Erice, et plus précisément les premières minutes dans la chambre d’Estrella, cette bulle placée hors du monde — perçu grâce à l’espace off– dans laquelle l’adolescente apprend, en 1957, la mort de son père, Agustín. Celui-ci, dans la scène suivante (située en 1942) annonce à sa mère dans cette même chambre, la naissance d’une fille et enfin c’est dans cette même caverne qu’il utilise, devant sa fille alors âgée de huit ans, le pendule de sourcier. L’atelier est aussi pour le peintre la caverne dans laquelle le temps est aboli et où la lumière prolonge un jour ou une nuit qui n’en finit pas.L’atelier est en quelque sorte le ventre de la baleine dont il est le Jonas prisonnier.
Sodore m’a paru l´héritier séculaire, presque millénaire, d’une pensée fécondée par le geste. Comme il aime à le dire, « la peinture est un art de vieux qu’il faut com­mencer jeune ». Non sans raison, il admire dans les peintures chinoise et japonaise la présence d’un Tout diffus, perceptible, mais qui résiste à l’analyse. Ceci renvoie au sacré. Il m’a dit un jour partager l’opinion d’Antoni Tàpies selon laquelle « L’art doit être spirituel mais non religieux ».Ce Tout s’est présenté à moi au cours du tournage sous forme de strates de temps. Oui, sous mes yeux, le temps intangible et invisible prenait vie. Récemment, j’ai lu L’esprit du geste, livre d’Arnaud Cousergue sur les arts martiaux, et j’ai l’impression que sans le vouloir, pendant le tournage, j’étais à l’écoute de cet « esprit du geste » qu’il décrit ainsi : « Quand le geste s’affranchit de la pensée pour n’être qu’une réaction naturelle, mécanique, adaptée à la situation rencontrée, on devient capable de faire sans faire. […] C’est en ne pensant pas à ce qu’il faut faire que s’impose au corps ce qui doit être fait »13. Et ce pour éviter ce qu’il nomme un « geste sans esprit ». Le peintre, l’instrumentiste, le samouraï et le maître de thé partagent, à mon sens, le même esprit du geste dont les variations sont infimes et infinies.


La théâtralité feinte et l’excentricité se prêtent davantage aux effets cinémato­graphiques qu’une vie quotidienne « banale ». Pourtant, à la différence de ses sembla­bles, scindés entre l’être et le paraître, entre la vie dite professionnelle et une autre vie, l’artiste est ce qu’il fait et, lorsque il ne se consacre pas à sa tâche, il s’y prépare. C’est pourquoi il était utile de le filmer dans son environnement quotidien : le Pois Café où, tous les jours, il lit la presse et prend son café, la Tasca do Papagaio où chaque ven­dredi il retrouve des amis, le British Bar qu’il affectionne, son appartement, surtout le balcon à partir duquel il a vue sur le Tage et sur le pont du 25 avril. Néanmoins, comme je voulais préserver son intimité, j’ai frôlé l’abstraction quand j’ai filmé l’appar­tement ; nous n’en voyons presque rien, un couloir vide et des murs blancs sur lesquels nous regardent Miquel Barceló et Paula Rego. Plus d’une fois, il a évoqué la mine de Sãos Domingos, au point que j’ai voulu l’y filmer. Et là, j’ai compris comment le feu qui calcine la matière compacte de ses tableaux, l’ocre des terres premières, le noir de la fumée et des cendres, le rouge du métal en fusion, tout cela s’enracine en partie dans les veines de cette mine abandonnée, située dans le sud de l’Alentejo.
Le titre du film, La Main bleue, s’est imposé lorsqu’après avoir remarqué l’absence ou presque de la couleur bleue dans ses toiles, Mathieu Sodore m’a dit : « C’est d’autant plus étrange que c’est ma couleur préférée ». Et deux jours avant le tournage des toutes dernières séquences, quatre mois après avoir filmé le bloc principal, il m’a envoyé un courriel dans lequel il relatait un épisode survenu près de trente ans plus tôt et ensuite oublié. Il s’agissait d’une période durant laquelle il avait peint une série d’autoportraits sur fond de tee-shirt bleu délavé. J’ai songé que ce récit pourrait accompagner les brèves images du jardin de la Fondation Gulbenkian et, au moment de tourner, il est arrivé vêtu d’un éclatant pull bleu et d’une écharpe d’un bleu tout aussi vif. Pur hasard de tournage car il ignorait mon intention d’utiliser son commentaire sur cette scène !
Il me faut distinguer à présent trois types de séquences : celles qui ont existé dès la phase d´écriture, celles qui sont nées devant la caméra et celles qui ont pris corps au montage. Deux séquences à peine ont été planifiées comme dans un film de fiction : la première est celle où l’on voit Sodore dessiner le Saint Jérôme de Dürer au Musée d’Art ancien de Lisbonne, car nous n’étions autorisés à filmer que pendant deux heures ; la deuxième se déroule au Pois Café, lorsque le peintre regarde sur son ordinateur portable de très gros plans de cantaores. Après le plan moyen de Pepe el de la Matrona que l’on voit apparaître en silence sur l’écran de l’ordinateur, les immenses plans de bouches ont été montés à partir d’une quarantaine de fragments que j’avais repérés sur YouTube. En effet, j’avais demandé au peintre s’il lui arrivait d’effectuer des recherches sur Internet pour étudier avec soin des expressions ; sa réponse étant positive, insérer ces plans me semblait une façon simple d’exprimer ce besoin obsessionnel de penser à son œuvre, même en dehors de l’atelier. D’ailleurs, nombre de spectateurs croient qu’il voit réelle­ment défiler ces images sur l’écran, et c’est tant mieux si l’illusion est totale. Pendant la sélection des extraits, j’ai remarqué que ceux qui contenaient des plans susceptibles de m’intéresser étaient anciens, en noir et blanc, filmés sur de petites scènes ou dans des fêtes privées, alors que dans les extraits modernes le micro cachait la bouche des cantaores. Et c’est face au profil droit de Camarón que j’ai souhaité filmer, quelques mois plus tard, le profil gauche de Sodore, en une sorte de champ/contre champ. La plupart des séquences ont surgi devant la caméra. Seule la lumière a déterminé le mo­ment du tournage sur le pont du 25 avril ou sur le cacilhero qui traverse le Tage, scènes pour lesquelles nous n’avions pas d’autorisation de filmer, ou encore dans l’Alentejo. Dans l’atelier, nous suivions les pas du peintre. J’ai voulu pour la lumière du film, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, des contours nets, des contrastes forts, des couleurs chaudes, parfois presque pures et, pour la composition des plans, j’ai été naturellement porté à créer un espace assez fortement géométrique.
Il serait faux de dire que tout a été improvisé, au nom d’un sacro-saint « respect du réel », mais chaque fois la prévision a été détournée. Pendant deux jours, Sodore m’a dit : « Prépare-toi, je vais bientôt signer ». Et puis, insatisfait, il reportait le moment crucial, d’heure en heure, jusqu’à ce que qu’il m’annonce être prêt. Je lui ai demandé comment il avait l’habitude de faire, il m’a répondu qu’il surélevait le tableau sur le chevalet ; mais voilà qu’après la pause, il a changé de décision et nous n’avons disposé alors que de quatre ou cinq minutes pour modifier axe, angle et lumières. Souvent les imprévus ont donné lieu à des scènes, ainsi en est-il de la présence de son fils Miguel à la Tasca do Papagaio et surtout à l’atelier ; je l’ai intégré au récit lorsque son père m’a autorisé à le filmer, mais il n’était nullement prévu qu’il soit là. La dernière scène est aussi un exemple de prévision détournée de son cours : pendant longtemps, j’ai visua­lisé un travellingarrière qui partirait d’un très gros plan de chacun des tableaux achevés pour constituer un mouvement d’ensemble dans lequel se superposeraient peu à peu les toiles.Mais le jour du tournage, j’ai dû improviser les déplacements de caméra en fonction de l’espace, de la mini grue, et non plus de rails de travelling et du temps dont je disposais pour l’utiliser. J’y ai trouvé plus de plaisir qu’à tâcher de reproduire le mouvement imaginé. Cette séquence ne déparerait pas dans un film de fiction car je n’étais plus alors à l’écoute du peintre, et je pouvais « prendre la parole » à mon gré, en donnant à la lumière un éclat plus solennel.
Durant le tournage, j’ai découvert que la peinture est aussi un art sonore et tac­tile, au point que j’ai voulu rendre sensible cette « toile sonore ». Pour y parvenir, Filipe Tavares m’a aidé à reconstruire les sons qu’il avait enregistrés lors du tournage. Ayant constaté, jour après jour, que le peintre entendait peu les bruits de la ville, j’ai fait en sorte qu’ils soient prégnants pendant la première moitié du film, puis qu’ils soient rela­yés par les sons de l’atelier lorsqu’il est inspiré. Dans l’atelier devaient régner le silence et les sons du pinceau ou de la brosse, rien ne pouvait y être introduit qui ne fût ou ne parût naturel. Je paraphraserai Pierre Gamet, en affirmant : « Les sons sont la musique du film »14.
En ce qui concerne la musique proprement dite, j’ai demandé au peintre en début du tournage s’il entendait dans son for intérieur de la musique flamencalorsqu’il peignait la série ; sa réponse a été laconique : « parfois ». De la même manière que je me posais la question, le spectateur pourrait aussi se la poser. Il faudrait à tout prix éviter la musique pendant les séquences filmées à l’atelier et celle-ci devrait aller à l’encontre des clichés flamencos, comme peuvent l’être parfois une bulería, des palmas, le zapateado et une guitare enflammée.Le pari était d’évoquer cette « musique silen­cieuse du cantaor », sans l’entendre. Ma première tentation a été de faire appel à un compositeur et les formes flamencasqui retenaient mon attention étaient les plus archaïques, parmi lesquelles le martinete— ce chant grave et puissant des forgerons, entonné a palo seco, c’est-à-dire sans accompagnement musical autre, à l’origine, que le marteau qui frappe l’enclume. à la fin seulement, lorsque la série est presque terminée et que le peintre a quitté les lieux, je m’autorise à inclure le superbe Kyrie de la Misa flamenca d’Enrique Morente. Cette rencontre d’un chant grégorien et d’un martinete m’a paru idéale ; la lente montée en puissance semble sourdre des profondeurs et produit l’effet d’un chœur, comme si les voix des cantaores, jusqu’alors tues, chacune d’elles étant associée à un palo différent, chantaient à l’unisson pour révéler enfin la chair vive de l’art, libérée des rigueurs de l’artisanat.
Le Journal de Delacroix, parmi les livres de chevet de Sodore, contient cette réflexion simple et magistrale : « Il y a deux choses que l’expérience doit apprendre : la première, c’est qu’il faut beaucoup corriger : la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop corriger »15. C’est la condition d’un travail vivant. Fallait-il terminer le film par la plongée sur la série de La música callada del cantaor ? J’ai préféré à cette fin « définitive », l’éternel recommencement du labeur car mon sujet était moins de filmer une série que la peinture, comme me l’a appris la fin du montage. Ainsi, j’ai pris congé de Mathieu Sodore à travers les barreaux de la prison qui garantit sa liberté. Je lui souhaite de se laisser surprendre toujours davantage tout au long de ce chemin escarpé qu’est celui de la création, afin d’atteindre cet état où l’on trouve sans chercher, où l’on se dépasse sans fatigue, où l’on est dans l’oubli de soi et à l’écoute du monde.


1. Jean Guitton, Journal, Paris, Plon, 1959, Tome 1 : Essais et rencontres, 1952-1955 ; 1954, « Lettre du 26 mai, Sur Bergson », p. 211.
2. À propos du livre de Patrick Brion, Dominique Rabourdin, Thierry De Navacelle, Vincente Minnelli, éd. 5 Continents, 1985.
3. Le livre de José Bergamín a été traduit en français par Florence Delay, sous le titre : La solitude sonore du toreo, Paris, Verdier, 2008.
4.Adam Zagajewski, En la belleza ajena, Valencia, Pre-textos, 2003, p. 63.
5. Au montage, j’ai éliminé les trois ou quatre plans de détails de l’atelier qui n’étaient que des scories.
6. Jacqueline Kelen, L’Esprit de soltitude, Paris, Albin Michel, 2005, pp. 202-203.
7 . Cependant je n’ai conservé au montage qu’un plan d’une séquence où la lumière était trop théâtralisée.
8 . Elise Domenach et Laetitia Mikles, « Le documentaire renouvelle le travail sur le scénario », entretien avec Claire Simon, in Positif, nº 585, novembre 2009, p. 97.
9. Daniel Arasse, « Pour une histoire rapprochée de la peinture », in Histoires de peintures, Paris, Gallimard, Collection Folio, p. 289.
10.Rafael Argullol, Breviario de la aurora, Barcelone, Acantilado, 2006, p. 252.
11. L’artiste lui-même me reprocherait cette incon­séquence hasardeuse car ce « condamné à peindre » doit encore se libérer.
12. Gao Xingjian, Por otra estética seguido de Reflexiones sobre la pintura, El Cobre, Barcelona, 2004, pp. 59 et 61.
13. Arnaud Cousergue, L’Esprit du geste, Petite sagesse des arts martiaux, Paris, Transboréal, 2009, Collection « Petite philosophie du voyage », pp. 86-87.
14. Hubert Niogret, « L’émotion du son direct », entretien avec Pierre Gamet, in Dossier « Le Son aujourd’hui », Positif, nº 589, mars 2010, p. 96.
15 . Eugène Delacroix, Journal, Plon, Collection Les Mémorables, Paris, 1981. p. 771, 10 mars 1860,


Références de l'article:
Floreal PELEATO, "La musique silencieuse du geste", in Paricia-Laure Thivat (dir.), Biographies de peintres à l'écran, Rennes, PUR, coll. "Le spectaculaire", 2011

Pour davantage d'informations sur l'ouvrage:

Patricia-Laure Thivat est chercheur au CNRS-ARIAS. Elle travaille sur les relations entre cinéma et les autres arts, et les transferts culturels Europe/USA. Membre du comité de pilotage de l'ANR FILCREA. Auteur de Culture et émigration. Le théâtre allemand en exil aux USA. 1933-1950 (Bordeaux, Art & Primo, 2003) elle a publié dans Chroniques allemandes, Recherches Germaniques, Études Théâtrales et Positif et participé à des ouvrages collectifs et colloques internationaux. Elle a dirigé: Image cinéma, Ligeia, nº 61-62-63-64, 2005; Peinture et cinéma, Ligeia, nº 77-78-79-80, 2007; Peintres cinéastes, Ligeia, nº 97-98-99-100, 2010. 

Un grand merci à Patricia-Laure Thivat, Gilles Mouellic et Floreal Peleato pour m'avoir donné l'autorisation de publier cet article.


Exposition à Madrid en images

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Mon exposition à Madrid La música callada del cantaor se termine. Le lieu qui accueillait toiles et dessins, la Cineteca du Matadero, permettait un bel accrochage, en voici un aperçu en images.




Le moment du montage: choisir, jouer avec la lumière, les couleurs, les proportions...






Accrochage terminé, une nouvelle vision des oeuvres:















Nb; les photographies sont d'Anne Dallery, Alfredo López et Floreal Peleato

La mano azul VII

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Le jour de l'inauguration à Madrid de mon exposition La música callada del cantaor a eu lieu la projection du film La mano azul, projection suivie d'un débat. Parmi les participants à ce débat était présente Gloria Camarero, professeur d'histoire du cinéma à l'université Carlos III de Madrid et spécialiste des rapport entre cinéma et arts plastiques. Enthousiasmée par l'exposition et le documentaire Gloria Camarero m'a envoyé ce texte sur La mano azul:


LA OBRA QUE SE ESTÁ HACIENDO


Mathieu Sodore está lejos del mito romántico del artista incomprendido. En la mano azul se enfrenta a
la creación con oficio, de modo cotidiano y con naturalidad suma, al margem de secretismos y
obsesiones. En "real" y, a lo largo del filme, le preocupan aspectos reales, como la expresividad que
deben tener las figuras de los cuadros de la serie que está haciendo y que al prescindir de los ojos
porque carecen de la parte superior del rostro, debe concretarse en la boca y en el cuello. Todo un reto.
Para ello, se fija en las caras de las personas anónimas que encuentra en el transbordador de su ciudad o en los retratos de los cantaores que guarda en su ordenador.


Se queda con el gesto, fuera de las apariencias, con los seres en su esencia y en su estado, como Velázquez. Sabe y expresa que: A menudo el cantaor canta con los ojos cerrados. Es en torno a la boca donde se concentran la energía y la expresión. También se plantea: ¿Qué es un rostro?. ¿Por qué no existen dos iguales? ¿Por qué convertirlo en retrato?.
Son estas las reflexiones que materializa en las obras que va pintando en el tiempo de la película. Las vemos desde su inicio, con el cuadriculado del soporte, hasta su final, que llega cuando estampa su firma en ellas.

Durante una buena parte del relato fílmico, Sodore permanece en el interior de su estudio lisboeta. Lo prepara todo con minuciosidad. Nada queda al azar y la creación trascurre al margen de cualquier clímax. La cámara permanece fija. Con frecuencia, enfoca el cuadro que está en el caballete y el contrapunto es la mirada del pintor porque el objetivo aquí es mostrar la subjetividad del artista y el acto de creación más que la obra en sí.

Otras veces, se insertan planos detalles de su mano izquierda de zurdo con el pincel deslizándose por la tela y por el mismo motivo de aludir a la creatividad y vincularla a su dominio técnico manual.

Pero, no se limita a pintar en el filme. "Reinventa" y su voz en off recoge sus pensamientos sobre la pintura.


Ante nuestra mirada trascurre todo cuando le interesa y cuanto ama: Las opiniones de algún compañero; la visita al Museo Nacional de Arte Antiguo para «saludar» una vez más al San Jerónimo de Durero; las charlas en la taberna con los amigos de siempre, la excursión a la mina abandonada de Sao Domingos en el Sur del Alentejo y, muy especialmente, las conversaciones y los silencios con su hijo de entonces seis años.


Son "retazos de vida", que humanizan al artista y le alejan del "mito". La mano azul carece del carácter de performance que impera en El misterio Picasso y de la lejanía con la cual la cámara de Víctor Erice observa el processo creativo de su protagonista. 


Peleato huye en este caso del dominio absoluto de la puesta en escena gratuita y entra de lleno en la pintura de Mathieu Sodore. Acerca su objetivo con descaro al pincel que recorre la tela y que deja tras de sí una pintura, a veces, todavía húmeda. Filma «la obra que se está haciendo» y ahí radica uno de sus méritos. Se adapta a los impulsos creativos del artista y, con ese objetivo, capta la velocidad o la lentitud del trazo y de la mancha, según se produzcan en cada momento. Rechaza, muchas veces, los sonidos al margen de ello y las vistas del entorno, evitando la Lisboa de postal turística. Prescinde de todo lo anecdótico y superficial para centrarse en el acto creador y enseñarnos, a través de sus tomas, que la pintura es además sonido y textura. Lo hace con sencillez, precisión y objetividad, sin tópicos, y con unas imágenes de belleza indiscutible y luces inciertas, que terminan por desvelar el significado del título de su trabajo: el azul anida en el corazón de Mathieu.Pintor y director han derrochado valentía y generosidad. Aquel por abrir la puerta a la intimidad de su creación, éste por haber sido capaz de traspasar dicha puerta con respeto, sin transmutar nada, para mirar y presentar la gestación de la obra de arte desde el silencio.

Me quedo con la frase citada, que dice Setsuko a Mariko en el filme de Yasujiro Ozu, Las hermanas Munakata (1950): "La auténtica novedad, es lo que no envejece, a pesar del tiempo". Tal afirmación resulta válida para la mano azul.
Tengo la seguridad de que la frescura que irradia y sus cualidades indiscutibles la mantendrán siempre "joven", siempre "nueva" y siempre inmune a la caída de las hojas del calendario.


                                                                            Gloria Camarero Gómez
                                                                            Université Carlos III de Madrid 




Nb; les images qui accompagnent le texte sont des photogrammes de La mano azul 

La mano azul VIII

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Pour clore (au moins momentanément) le chapitre La mano azul je vous livre, après celles du réalisateur, les réflexions des autres membres de l'équipe sur le film:


Cuando recibí la invitación para participar en este proyecto 'sobre un pintor', pensé que una vez más me encontraría con un artista del pincel y su obra; imaginé encontrarme con un director ávido de captar imágenes en todo momento y de forma indiscriminada para posteriormente ir en busca una estructura en el montaje. Por fortuna nada de esto ocurrió; el proceso creativo que predominó en La Mano Azul fue distinto a lo que imaginé y fui integrándome a un equipo reducido pero único por su eficiencia.
Esta fue la mejor forma de acompañar al artista en su creación, de captar un fragmento del universo creativo al que pertenece, de adentrarnos siendo ajenos en el ambiente con temática flamenca en un barrio lisboeta, de atrapar inesperados gestos en la ejecución de su pintura y de conocer un poco de su vida familiar; al igual que sentir la presencia del director y sus criterios sobre la estructura narrativa y dinamizar en conjunto un área técnica sin asistencias pero con objetivos muy bien definidos. Y así, con un esquema de esta naturaleza fue posible diseñar y mantener en continuidad una atmósfera simple y de tono realista dentro del estudio, que fuera posible asociar con aspectos panorámicos y paisajistas de exterior y con el resto de los espacios interiores. (…) Desde el inicio pude descubrir en el método del director un abordaje narrativo austero; una aproximación sintética y respetuosa que generó un marco de confianza muy a favor del desenvolvimiento del pintor como eje central de la historia.”
         
                                                                                                              Edmundo DÍAZ SOTELO
 Directeur de la photographie


O Documentário La mano azulfoi uma experiência interessante quer do ponto de vista técnico como também nas experiências vividas. Foi sem dúvida um grande desafio dada a escassês de equipamento mas também por tudo aquilo que foi decidido captar. Destacar os sons de Mathieu enquanto pintor num ambiente cheio de movimento como é o caso de Alfama foi uma opção que tive logo desde o inicio. Sabia que iriamos passar diversas horas no seu Atelier, Mathieu trabalharia em silencio, o ritmo das suas acções era marcante, desde a forma como misturava a tinta, como fumava, como respirava ou limpava o quadro, como se deslocava e contactava a rua. A intenção foi transmitir estes sons que só existem quando nós nos damos conta das nossas acções ou das dos outros. Na mistura, a intenção foi transportar o espectador para a realidade de Mathieu, no seu atelier, nos seus convivios, na sua pintura, foi também um compromisso, a escolha que fizemos para os ambientes do Atelier, que no fundo sintetizam o ambiente sonoro que se pode viver naquele local. Não foi facil compilar todos os ambientes e faze-los fluir de forma natural ao longo do filme, mas foi uma experiência enriquecedora.”
Filipe TAVARES
                                                                                                                             Directeur du son


El proceso de montaje de La Mano Azulme sorprendió. Me encontré con un material modelado por el tiempo. El tiempo de la reflexión y el tiempo de la vida. Pensamiento y acción, tal vez los dos estratos de la pintura. La película se desplegaba ante mí en el mismo momento en el que el pintor Mathieu Sodore fijaba sobre el lienzo su encuentro particular con la inmortalidad.
La inmortalidad de un rostro en el instante de la creación. El don del cine, artefacto del eterno retorno, es resucitar ese instante. Mi deber como montador es buscar el gesto preciso, el gesto que da lugar a la revelación de esa inmortalidad, que hace presente la trascendencia del acto y su relación con el devenir del tiempo.
La Mano Azul quizás sea la puesta en forma de un proceso vital a través del testimonio visual, como un primigenio film de los hermanos Lumière. El acto de la pintura emerge de la luz y el color en el tiempo y nos sobrecoge aquí y ahora.
El pensamiento y el tiempo. En ese terreno tuvo lugar gran parte del trabajo de montaje de la película, por eso mi trabajo concreto, frente al ordenador, no duró cinco meses sino uno. No me convertí en guionista sino en pintor. Tal vez ahí resida el secreto del montaje, convertirte en aquello que requiera el material que tienes entre las manos.”

Manel BARRIERE FIGUEROA
                                                                                                          Monteur    

Gracias a Edmundo, Filipe y Manel, grandes profesionales y mejores personas. Un fuerte abrazo!

GOYA / SAURA

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Floreal Peleato, réalisateur de La mano azul, est non seulement cinéaste mais aussi écrivain, critique de cinéma (il collabore depuis dix ans avec la revue Positif) et pédagogue. Il a publié en 2006 un texte sur le film Goya en Burdeos de Carlos Saura (article publié dans Voix off, nº 7, Temps, mémoire et représentation, L’avant-scène du cinéma espagnol, CRINI (Centre de Recherches sur les Identités Nationales et l’Interculturalité), Université de Nantes, 2006, p 49-69).
 Le réalisateur et le peintre me passionnant depuis de nombreuses années cet article trouve logiquement sa place dans ce blog.

Goya/Autoportrait/1795-1797/MOMA/New-York

FANDANGO FUNEBRE, GOYA EN BURDEOS DE CARLOS SAURA


INTRODUCTION
A l’ouest de Madrid, sous le bloc de granit de la Ermita de San Antonio de la Florida gît le corps acéphale de Goya. Au centre du bloc figure l’inscription suivante : Hic jacet Franciscus a Goya et Lucientes, Hispaniensis peritissimus pictor, magna que sui nominis. Quelque anatomiste, quelque lecteur fervent de romans gothiques ou quelque admirateur fou l’a décapité post mortemà Bordeaux, afin sans doute d’interroger son visage et fouiller son cerveau, croyant ainsi découvrir l’étincelle du génie. Rafael Alberti écrit dans son autobiographie 1 à quel point le souvenir de ce corps sans tête peut aujourd’hui encore impressionner. En effet, cette sorte de pelele sanglant digne d’une Peinture noire nous plonge dans les affres d’un Ailleurs terrifiant. Carlos Saura clôt le générique et ouvre Goya en Burdeos (1999) avec le visage de Goya qui naît de la chair putrescente du Bœuf écorché peint par Rembrandt. Matière brute, chair malaxée, maltraitée ; masque arrondi, orifice impur, origine obscure ; frontière incertaine entre le chaos et l’embryon ; gouffre de la bouche qui vomit ou accouche dans un tournoiement de tons bruns. Voilà donc le visage du peintre semblable à ses créatures devant lesquelles nous détournons volontiers les yeux tout en les regardant en biais, atterrés par ce que l’artiste a vu et que nous ne savions ou nous ne voulions voir : un bœuf crucifié dans lequel se devine toute l’affliction de l’homme.

Rembrandt/Le boeuf écorché/1655/Musée du Louvre/Paris

En mai 1828, quelques semaines après la mort du peintre un adolescent inconnu apparaissait une lettre à la main sur une place de Nuremberg et défrayait la chronique allemande. Est-ce à Goya que Werner Herzog a pensé pour la fin deL’énigme de Kaspar Hauser (1974) lorsque après la mort du jeune « orphelin de l’Europe » on incise son cerveau ? Car le Romantisme que Herzog se vouait sans fléchir au génie, au fou, au saint et à l’enfant sauvage.
Le film de Saura est suspendu entre deux phrases. L’une dédicace le film à son frère, le peintre Antonio Saura ; l’autre mentionne la dernière phrase de Saturne,l’essai consacré par André Malraux à Goya. Entre ces deux phrases Saura demeure sur le seuil du mystère, comme ces personnages de Caspar David Friedrich qui nous tournent le dos et contemplent un espace sans contours définis où le ciel délave la terre issue de l’archée. 


CasparDavid Friedrich/Falaises de craie sur l'île de Rugen/
1818/Musée Oscar Reinhart/Winterthou

Oui, c’est bien là Francisco de Goya y Lucientes mais le scénariste et metteur en scène emprunte une voie sans pareille pour nous conduire au sein d’une matrice féconde. Dans Goya en Burdeoss’affirme le goût de son auteur pour un cinéma sans attaches :
Yo abogo por la complejidad, por un cine que no está de moda, un cine sin las facilidades de la aventura superficial ; un cine que duda, que conmocione en las profundidades ; un cine de estética deslumbrante pero también de deslumbrante sencillez, o de deslumbrante complejidad ; un cine de autor porque detrás de cada buena imagen hay alguien con talento que la crea… » 2

LE PROPOS DE L’AUTEUR
Etre moderne c’est avant tout être libre, aime à nous le rappeler Malraux dans un autre essai, justement à propos de Goya. 3 Néanmoins, qui s’attend à une biographie du peintre sera à juste titre déçu car des pans entiers de sa vie sont absents : son enfance et son adolescence jamais ne sont dramatisées ou commentées. Les années d’apprentissage aux côtés de José Luzán, le voyage en Italie, l’arrivée à la cour, les appuis de Rafael Mengs et de Francisco Bayeu ne sont pas plus traités. Saura a surtout retenu trois périodes. Une première période de durée assez floue que nous pouvons situer entre 1777 et 1782, puis l’épisode consacré à Cayetana, aux Caprices et aux fresques de San Antonio de la Florida (1797-1799) 4, et enfin les deux dernières années à Bordeaux (1827-1828). Il faut ajouter quelques scènes liées à la Quinta del sordo 5 et aux Peintures noires.
Sont également absents du film Martín Zapater, l’ami de Saragosse avec qui il échangea une longue correspondance ; le collectionneur d’œuvres d’art Sebastián Martínez, l’écrivain et ministre Jovellanos, et le duc d’Osuna premier protecteur et commanditaire de Goya. L’écrivain Leandro Moratín qu’une amitié durable unit à Goya – surtout dans les années quatre-vingt-dix puis pendant l’exil à Bordeaux – est une simple figure. Josefa Bayeu fut la mère des enfants de Goya qui tous moururent en bas âge à l’exception de Francisco Javier (né en 1784) qui fut le père de l’unique petit-fils du peintre, Mariano Goya Goicoechea. A peine Josefa est-elle une silhouette qui trouble l’intimité naissante de Goya et de la duchesse d’Albe quand le peintre fait le portrait de Cayetana.

Goya/Francisco Bayeu/1795
               Musée du Prado/Madrid
Goya/Jovellanos/1798
                Musée du Prado/Madrid

 Saura concentre son attention autour de Leocadia Zorrilla, épouse de Isidoro Weiss dont elle était séparée, Rosarito et surtout María del Pilar Teresa Cayetana de Silva Álvarez de Toledo, treizième duchesse d’Albe, plus simplement nommée dans le film, Cayetana. Mais les historiens ne s’accordent pas à attribuer à Leocadia un rôle prééminent et certains doutent que Rosarito ait été la fille du peintre. Par ailleurs, il en est qui soutiennent que la passion entre Goya et Cayetana est pure conjecture. Saura lui-même est sceptique :
« … yo sinceramente creo que Goya estaba profundamente fascinado por esta mujer, digan lo que digan los estudiosos, que se haya acostado con ella o no me da igual. Yo creo que habrá hecho lo posible, pero allá él. También me parece a mí que Goya era un hombre de pocas mujeres, me da la impresión de que era muy estricto en eso, por lo que fuera. » 6


Goya/La Duquesa de Alba/Palais de Liria/Madrid

Ce bref extrait suffit à nous convaincre que Goya en Burdeos n’est pas une biographie de Goya. Sans nul doute est-ce une interprétation de la vie de Goya, de quelques instants de sa vie, una ensoñacióndevrions-nous dire, une variation au sens où un compositeur met tout son talent à s’essayer à la mélodie d’un autre musicien, car le metteur en scène prend ici des privautés avec ce que l’on voudrait être la vérité historique, inapte à connaître la cause de la surdité de Goya survenue en 1792 – syphilis d’après certains, saturnisme dirent d’autres ; apoplexie selon Moratín – et l’étendue de son engagement politique, à dater avec précision l’exécution d’œuvres aussi célèbres que La maja desnuda – entre 1797 et 1803 selon les auteurs – ou à prouver que le «  Sólo Goya » que désigne de son index droit Cayetana n’est pas apocryphe (Duquesa de Alba vestida de negro, peint en 1797 et qui se trouve au Hispanic Society à New York).

Goya/La Duquesa de Alba vestida de negro/1797/
       The Hispanic Society of America/New York

Goya/La Duquesa de Alba vestida de negro (détail)

Goya/La Duquesa de Alba vestida de negro (détail)

Qui réclame de la part du réalisateur l’accès à la source du génie sera marri. Bien sûr, nous aimerions savoir quelle sève irrigue le flux créateur du génie si différent du talent, si déséquilibré, si proche parfois du ratage, mais le génie s’érige comme un roc dont l’ascension est impossible. Saura le sait bien et fort heureusement nous épargne toute explication racornie. Sur ce point il prolonge une tradition espagnole hostile à l’auscultation de l’artiste, à la théorisation de l’art, à la définition de concepts. Goya en Burdeos est peut-être, plus qu’une fiction pleine, un essai autobiographique grâce auquel Saura nous livre une œuvre intime cependant jamais exhibitionniste. Parler de soi ne consiste pas à raconter sa vie. Même lorsqu’un cinéaste a soixante-dix ans.
Qu’a donc voulu faire Saura ?
“At first when I proposed the film, the idea was that it would start during his old age and end at his birth. It was a much logical process. All the stages of his life were more clearly marked by time, but always going backwards. But I realized that it was too rigid, so I thought it would be better to look for a more visual rhythm, a visual narrative rather than being obligated to follow a rigid temporal order. That gave me more freedom. (…)What I thought was that since I was dealing with an artist, I would allow myself greater freedom to make a pictorial film, with colors, where everybody has a more theatrical feel, more of a feel of a canvas, even a bit static at time.” 7
C’est dire si Saura a souhaité renoncer au corset d’une narration classique au profit d’une suite colorée de moins de quarante séquences, tandis que le nombre moyen de séquences pour un film d’égale durée est équivalent au double. Au fil de cette suite colorée confluent plusieurs formes d’expression : la danse (chez les ducs de Osuna, puis Braulio Poc qui danse la jota dans la taverne), le théâtre (la Fura del Baus qui représente Les désastres de la guerreou encore la recréation du miracle de Saint Antoine de Padoue qui sort de son cercueil), la tauromachie (citée seulement) et la musique (surtout No hay que decirle el primor, un air populaire du XVI siècle chanté par une voix féminine associée à Cayetana et le fandango du Quintette en ré majeur opus 37 et le largo du Quintette opus 2 de Luigi Boccherini). Le choix de Luigi Boccherini sans doute est dû au fait qu’il développa l’essentiel de sa production – souvent pour cordes – en Espagne où l’infant Don Luis, frère cadet de Charles III, l’engagea en tant que compositeur et violoncelliste en 1769. Puis après la mort de son mécène errant il s’installa à Madrid sous la protection du marquis de Benavent qui lui passa commande d’œuvres de musique de chambre, tout particulièrement pour la guitare dont le marquis était un fin interprète. Vraisemblablement aussi les compositions de Boccherini furent choisies pour le film parce que, comme Domenico Scarlatti quatre décennies plus tôt, il aima le folklore espagnol et sut l’intégrer à ses compositions classiques.
Roque Baños qui a composé la musique originale du film et a procédé aux arrangements des partitions classiques employées a exprimé sa satisfaction concernant cette première collaboration avec Saura :
“Cada vez que hablo de esta película me emociono, porque fue especial para mí. Las bandas sonoras que he hecho con Carlos son muy originales e inclasificables, nadie me ha dicho en este caso que recuerdan a otra cosa. (...) Carlos me hablaba sobre Goya, cuando estaba aislado del mundo y hacía sus pinturas negras. A partir de esas ideas se me ocurrió un tema muy obsesivo, que se repite en varias alturas. Creo que funcionaba muy bien. (...)El bloque de “Los desastres de la guerra” ...es una auténtica pieza sinfónica en miniatura.”8


Goya/Los Desastres de la guerra "Que hay que hacer mas?" (nº33)/1810-1814


LE VOYANT
El arte, es como el rostro, una epifanía. Así, los grandes poetas ven, con espantosa nitidez, lo que las gentes presienten de manera más o menos imprecisa; esa recóndita verdad de nuestro ser que únicamente advertimos cuando nos encontramos solos. (...) A lo largo de mi vida, como escritor he intentado ser fiel a esa inquietante y enigmática verdad que se manifiesta en el momento en que acontece la creación. Todo creador debe cuidar de ella, y ofrecerla a los hombres como su más alta y noble vocación.”9
Rares sont les artistes pour lesquels l’art est, selon le mot d’Ernesto Sábato, une épiphanie. Parmi les artistes plus rares sont ceux dont le travail mérite d’être considéré une épiphanie. Face à leur oeuvre nous sommes frappés d’effroi par une sorte d’évidence. Ils sont des voyants aux prises avec des mondes inconnus dont parfois ils échappent ébranlés. Goya fut l’un de ces voyants qui nous dessillent les yeux. A Rosarito en qui Saura veut voir l’héritière de Goya, la dépositaire de son savoir, et peut-être de sa sagesse, le vieux peintre dit à propos de l’imagination:« Sólo hay un peligro : no ser devorado por la oscuridad y la locura. »
Et c’est ainsi que le montre Saura. Le vieux peintre est un homme qui séjourne encore et encore dans le monde qu’il a créé jusqu’à être happé par la spire qu’il esquisse du doigt sur la vitre embuée, dès la première séquence. Que Saura en aucun cas ne sépare l’en deçà et l’au-delà du monde de Goya indique que pour le cinéaste il n’y a pas de frontière que ne puisse franchir l’esprit d’un artiste visionnaire. La condition première est l’exigence du créateur à l’égard de lui-même puisqu’il ne peut trouver qu’en lui les ressources de son art. Lorsque Goya regarde à la loupe des lithographies Rosarito s’approche pour lui montrer un dessin qu’elle vient de terminer. Il lui tient ces propos :
« Está bien copiar pero… (…)Poco a poco tienes que encontrar tu propio camino… (..) Mejor o peor, pero lo tuyo”
Devons-nous considérer que les paroles attribuées à Goya résument le credode Saura ? C’est bien possible. Plus tard Goya dit face à ses Caprices :
« La fantasía unida a la razón es la madre de las artes “ Ici encore il s’agit d’une tardive déclaration programmatique. L’extravagance est pour le peintre la voie du dérèglement initiatique.
A la différence de l’artiste de talent, le voyant, le génie si l’on veut, n’est pas l’héritier d’une tradition ; il semble devoir cheminer dans un long couloir – un labyrinthe ? – en quête de son expression la plus personnelle. Deux éléments confirment ce choix de Saura. Tout d’abord il fait dire à Goya lorsqu’il découvre Las Meninas, et ce sont bien des paroles du peintre : « Yo tuve tres maestros : Velázquez, Rembrandt y la naturaleza. », c’est-à-dire que Goya ne cite pas ses professeurs (José Luzán ou Rafael Mengs) ou des proches (Francisco Bayeu) mais plutôt des artistes prestigieux du passé dont il ne connaît pas la vie.

Velásquez/Las Meninas/1656/Musée du Prado/Madrid

 Le silence de Vélasquez et de Rembrandt est une nouvelle manière de l’isoler pour le livrer à son génie. En ce qui concerne Rembrandt signalons, d’une part, que le marquis de la Ensenada avait acquis Artemisa pour sa collection personnelle puis Charles III l’acheta pour le musée du Prado et que très rares étaient les toiles de Rembrandt que l’on pouvait admirer en Espagne à l’époque.

Rembrandt/Artemisia/1634/Musée du Prado/Madrid

Il est vrai que Ceán Bermúdez prêta à Goya des estampes du peintre hollandais. D’autre part, le couloir de la mémoire qu’arpente Goya jeune lui impose le souvenir des aristocrates qu’il devait peindre. D’eux il retient : « … la ignorancia, la corrupción y la calumnia ». Le couloir sans fin taraude l’esprit du peintre de cour éloigné de sa vocation, plus soucieux alors d’ajouter une particule à son patronyme – les estatutos de l’Académie semble-t-il le permettaient –, de porter des bottes anglaises, de parler français, de chasser en compagnie de l’infant Luis de Borbón, et de conduire un birlocho à la mode. Comme il l’écrit à son ami Martín Zapater le 25 avril 1786 :
« Para quattro días que hemos de vivir en el mundo es menester vivir a gusto. »
Si Goya est seul face au silence de ses maîtres c’est aussi que le génie se manifeste en Espagne selon Saura, comme l’entend le peintre Ramón Gaya :
El genio, en España, no parece tener continuidad. En todo lo español decisivo encontraremos esa contradicción dura, inhóspita, de lo irrepetible; es más bien como un defecto del genio español, casi una impotencia, una imposibilidad de sucederse. (...)El español es, principalmente, creencia, no tiene más remedio que ser creencia, porque no dispone de nada más; está como desamparado de todo, como huérfano de todo, y siente, sin duda, que su única posibilidad es el genio (...) De ahí que la genialidad no lo entienda el español como una categoría máxima, sino como un recurso desesperado.” 10
Il est singulier que Goya jamais ne parle d’art, pas même en présence de ses amis artistes et hommes politiques, et ne s’ouvre sur ce point qu’en compagnie de Rosarito.
Si Goya est sous la caméra de Saura un voyant sous l’emprise de son imagination il n’est pas pour autant un illuminé ou un incompris ou un impécunieux condamné à l’amertume. Comment pouvait l’être un homme qui fut nommé« peintre du roi » en 1786, « peintre de la chambre » en 1789, « premier peintre de la chambre du roi » en 1799 ? C’est avant tout sa solitude qui est mise en relief par le biais des déambulations du vieux Goya et de l’attitude d’écoute et de retrait qu’adopte Goya jeune. Il est singulier que l’accent soit mis sur l’écoute puis sur la surdité réelle et symbolique du peintre. L’homme de cour cesse de peindre le monde à l’entour pour montrer les prisons que son esprit devine.
« Para ocupar la imaginación mortificada en la consideración de mis males, y para resarcir en parte los grandes dispendios que me ha ocasionado, me dediqué a pintar un juego de cuadros de gabinete, en que he elogrado hacer observaciones a que regularmente no dan lugar las obras encargadas, y en que el capricho y la invención no tienen ensanches.Écrit-il a Bernardo de Iriarte le 04 janvier 1794.
Est-ce à dire qu’il ne faut écouter personne pour parfaire son travail ?
Alors qu’il ne peut plus entendre les autres Goya écoute des sons inaudibles pour autrui. A Rosarito qui lui montre son dessin il dit :
« No oyes … el grito desgarrado de dolor, el estampido de los cañones, el disparo de fusiles, el aullido de una fiera. Escucha... »
La surdité du peintre aggrave certes sa solitude mais elle est la conséquence d’une maladie, non une condition d’accès à une compréhension d’ordre supérieur, ou un signe d’élection. Bien que Saura ne s’identifie pas à Goya il partage avec lui – avec l’image qu’il en donne – le besoin de solitude.
“El aislamiento es para mí una necesidad vital, tan importante como el alimento o el amor. Debo confesar que mi soledad – encubierta a veces por la somnolencia – es relativa, y que nunca alcanza las cotas de la mística o las del artista solitario” 11

LA SPIRALE
Grâce à la solitude l’artiste aiguise sa réceptivité et capte ce que les autres hommes à peine entrevoient. Dès la première séquence le vieux Goya dessine une spirale plane sur une vitre embuée et dit : « La espiral es como la vida ». Si Goya ne commentait pas le geste ce serait un signe, un beau signe, mais l’ajout de la phrase en fait hélas le symbole évident d’un labyrinthe. Un artiste jamais ne doit partir d’un symbole, pouraussi forte que soit la tentation, c’est appauvrissant ; au mieux peut-il espérer trouver un symbole sans en être pleinement conscient.
Dans Goya en Burdeosla spirale dessinée par Goya apparaît trois fois : dans la scène ci-dessus mentionnée, dans le plan par lequel commence la scène de la taverne située au milieu du film et enfin quand Goya soliloque dans son lit peu avant de mourir, moment auquel succède le plan en contre plongée d’un escalier qui a la forme d’une spirale. Dans les trois cas Goya est seul. Bien entendu, à Bordeaux il est entouré de quelques amis libéraux exilés mais il est malgré tout seul, prisonnier de l’imagination et du souvenir, comme le confirment ses pas de danse à la fin de la scène alors que le leitmotiv musical associé à Cayetana (No hay que decirle el primor) se fait entendre et couvre les sons de la taverne. Au cours de la troisième apparition de la spirale, le plan du doigt de Goya qui dessine dans l’air une spirale ne peut qu’évoquer le fameux monolithe noir de 2001 : l’Odyssée de l’espace(Stanley Kubrick, 1968). Rappelons que le monolithe surgit à la fin de « A l’aube de l’Humanité » puis en « 2001 » sur une station lunaire et enfin dans la dernière partie intitulée « Jupiter et au-delà de l’infini ».Le monolithe réapparaît alors lorsque Dave Bowman se voit vieillir – encore un effet de dédoublement – sous nos yeux dans l’immense chambre blanche dont le décor est inspiré par le mobilier du XVIII siècle. Dans chacun des deux films, face à deux hommes couchés dans leur lit de mort se matérialise ou tout au moins est visualisée une figure qui donne sens à leur quête. Comme l’astronaute, Goya a effectué un périple et son voyage dans l’esprit humain n’est pas moins épuisant ni moins instructif. Ce voyage impose la solitude. Le film de Kubrick est une œuvre sans personnages et celui de Saura vide l’espace de personnages de chair et d’os pour ne laisser que des figures. Etrange coïncidence – mais en est-ce une ? –, les dernières images de 2001sont consacrées à ce que plusieurs générations de cinéphiles nomment le « fœtus astral », si bien que l’exploration galactique de Dave Bowman devient un retour vers l’origine.

SUR LES RIVES DU ROMANTISME
Goya fut le contemporain des terreurs blafardes du monde romantique menacé par l’ombre de Satan, sur le point de succomber aux assauts du chaos originel, perdu entre l’appel du sublime et les cris de l’horreur. Ce Romantisme noir fort présent en Allemagne et en Angleterre, entre la Révolution française et la geste de l’indépendance de l’Amérique latine, s’enracina peu en Espagne. Pourtant Goya peignit l’informe, l’informulé et l’invisible avec la fougue rageuse des révoltés pour lesquels la poésie n’était pas un métier mais un combat.
Différence majeure : pour le romantique le paysage exprimait un état émotionnel à la limite de la fusion entre l’homme et les éléments, alors que chez Goya prévaut un enfermement toujours oppressant. Nous pouvons d’ailleurs nous demander pourquoi la tradition picturale espagnole – et même la tradition cinématographique – accueille aussi peu le paysage. Saura pour sa part n’hésite pas à opposer les décors ensoleillés de la maturité de Goya (Pradera de San Isidro, jardins d’Aranjuez, épisode de Sanlúcar de Barrameda) et la longue nuit de ses derniers moments.

Goya/La Pradera de San Isidro/1788/Musée du Prado/Madrid

Une autre différence l’éloigne des romantiques : nombre d’entre eux s’exilaient du monde des hommes pour se tourner vers Dieu, et si leur appel restait sans réponse ils trouvaient refuge parmi les morts auxquels ils rendaient un culte ; la peinture de Goya fut toujours athée. Il a souvent été commenté que l’essence des fresques de San Antonio de la Florida, par exemple, n’est nullement religieuse mais populaire. Goya s’est détaché de la tradition au point de peindre des anges féminins qu’Emilia Pardo Bazán désignait sous le nom de ángelas.


Goya/Fresques de la Ermita de San Antonio (détail)/1798/Madrid

Puis, peu à peu, il s’avança dans le pays des fantômes et des monstres. La lutte de Goya n’était pas prométhéenne, aucune lumière ne l’en récompensait. Le Caprice n° 43 « El sueño de la razón produce monstruos » , qui devait être le premier de la série, en est l’exemple le plus célèbre.


Goya/Los Caprichos "El sueño de la razón produce monstruos"
                (nº43)/1797-1799

Au dessus de El autor soñando assis à sa table, on ne sait si endormi ou abattu, se déploient d’étranges oiseaux, mi hiboux, mi chauves-souris, peut-être produits par son imagination enflammée.
Saura maintient à l’égard de l’enfermement de Goya une attitude sereine. Il écarte chez Paco Rabal qui a pour délicate tâche d’incarner Goya aux abords de la mort, la crise, le cri ou l’imprécation et leur préfère une bonhomie bourrue beaucoup plus crédible, car après tout il eût été possible d’imaginer Goya tordu par l’horreur. Sa « normalité », son épaisseur, son âpreté, si bien rendues par un Paco Rabal à la voix rocailleuse interdisent toute exaltation idéalisée de l’artiste. Selon les dires de l’acteur, Buñuel fut son modèle. Il apporte un contrepoint bienvenu à l’image d’un voyant hanté. :
« Mi inspiración no fue otra que Buñuel. Saura me lo insinuó, me pareció una excelente idea puesto que los dos eran sordos, aragoneses y geniales (…)Buñuel ha sido como una sombra amable que me ha conducido suavemente a través de Goya. Y luego he leído mucho sobre él. (...) Tuve siempre a Buñuel como referente: en la forma de caminar, de escuchar. Sin exagerarlo, que en el cine es muy importante la economía del gesto. » 12
Comme le survivant d’une épidémie entre en quarantaine dans un lazaret, Goya oscilla entre le monde diurne et les forces nocturnes et ce passage a lieu dans le film de Saura sans aucune douleur apparente. La scène qui a lieu dans la Quinta del sordo au cours de laquelle Rosarito (six ans alors) vient trouver son père qui peint le montre bien. Rosarito a rêvé qu’un chien la poursuivait. « No hay aquí perro rabioso » lui dit le vieil homme qui commente pour elle El perro. Faut-il y voir un hommage de Saura à son frère Antonio qui n’a cessé de citer cette œuvre dans ses écrits et dans ses toiles ? 13 Cette insertion du Perrorépond à une trop claire articulation car le cauchemar de la fille annonce l’explication du père. De ce fait cela devient didactique.

Goya/Perro semi hundido/1819-1823
                 Musée du Prado/Madrid

Plus réussi est l’apaisement de Goya face à son propre travail. Nous en trouvons un exemple dans la séquence où Leocadia qui le voit peindre Aquelarre lui reproche de peintre des motifs inquiétants. Il a une simple réaction d’humeur mais pas une attitude d’ « artiste » : « En las paredes de mi casa pinto lo que me venga en gana. »


Goya/El Aquelarre/1798/Musée Lázaro Galdiano/Madrid


Au cours de cette même scène Leocadia lui dit que la nuit est faite pour dormir à quoi il rétorque : « Las noches se han hecho para dormir… y para pintar. »Ce besoin de vivre la nuit s’accorde bien avec la sensibilité romantique. Dans une séquence postérieure – mais située presque trente ans plus tôt – la conversation propose une nouvelle variation sur la nuit. Goya peint le portrait en pied de Cayetana et il dit : « Los colores son más cálidos y hermosos de noche…(…)La noche está hecha para dormir, para amar – ajouteCayetana– y para pintar.”
Tout aussi romantique est la mélancolie de Goya frappé dès le berceau par l’influence de Saturne. Ici, Saura n’échappe pas à l’idée si fréquente depuis la Renaissance que l’artiste est, en vertu de la théorie des humeurs, tenu de vivre à côté des hommes mais non parmi eux, que sa condition d’artiste l’expose aux attaques de la bile noire, que la mélancolie est une maladie et non une aimable rêverie puisque qu’elle consiste à vivre et à se regarder vivre. Il y a donc chez le mélancolique un dédoublement : je suis ici mais je me trouve ailleurs et autrefois. La mélancolie contient en puissance le thème du double. Dans Goya en Burdeos le réalisateur ne manque pas de montrer l’alternance entre Goya jeune et Goya vieux quand le peintre défile parmi la série des Caprices, même leurs voix se mêlent.

Goya/Los Caprichos "Hasta la muerte" nº55/1797-1799

Goya/Saturno devorando a un hijo/1819-1823/
                 Musée du Prado/Madrid
D’autre part, le baiser de Saturne rend l’artiste obsédé soit par le passage du temps, soit par la brièveté et la fragilité de la vie humaine. Les Vanités en vogue au XVIII siècle ont certainement fait partie de la formation de Goya. Regardons le vieux peintre dans le film : il erre hagard entre des silhouettes et ne trouve point de consolation à la mort de Cayetana disparue pourtant en 1802. Avoir opté pour l’hypothèse de Cayetana morte empoisonnée est un nouvel argument en faveur du romantisme de Saura qui filme les râles de la duchesse d’une manière qui avive le souvenir du corps meurtri de Lady Lyndon dans Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975). Et quoi de plus romantique que le corps de Rosarito qui, telle Ophélie, flotte comme un blanc lys dans un étang ?
L’ombre de la femme aimée est l’un des motifs romantiques dont le cinéma s’est fait l’écho, notamment dans cette série de films américains classiques que Saura a pu voir durant son adolescence dans lesquels un homme est envoûté par le sortilège d’un portrait féminin, souvent d’une morte ou supposée telle. (Laura, Otto Preminger, 1944 ; La femme au portrait, Fritz Lang, 1946 ; Jennie,William Dieterle, 1949 ; Pandora, Albert Lewin, 1951 ; Elle et lui,Léo Mac Carey, 1957 ; Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958). Et c’est précisément l’ombre de Cayetana qui couvre le lit dans lequel Goya agonise, sorte de Volaverunt (Caprice n° 61 où l’on voit une jeune femme, d’après la tradition la duchesse d’Albe, qui vole en ouvrant les bras couverts par une mantille en guise d’ailes mais qui apparaît dans la scène où Goya arpente le couloir couverts de Caprices) qui l’emporte vers la mort, de la même manière que son ombre a couvert Goya terrassé par la maladie qui devait le frapper de surdité.
Dans le film l’amour apparaît peu, bien que Goya dise à Leocadia « Tú y la niña sois lo primero » et que tout à son souvenir il dise dans la scène du « couloir » de la mémoire face au Caprice intitulé Volaverunt : « Cayetana, mi amor, mi vida » La fascination pour la femme – pour le corps féminin – y occupe une place plus grande.


Goya/Los Caprichos "Volaverunt" (nº61)/1797-1799

 Quand Godoy ouvre son cabinet secret à ses invités il leur montre des tableaux jugés « obscènes » par l’Inquisition, parmi lesquels deux des très rares nus de la peinture espagnole classique : la Vénus au miroir de Vélasquez et La maja desnuda de Goya.

Velásquez/Venus del espejo/1647-1651/National Gallery/Londres


Goya/La maja desnuda/1800-1803/Musée du Prado/Madrid

AU PAYS DES FANTÔMES
De nombreux choix de mise en scène révèlent que Goya en Burdeos appartient de plein droit à la lignée du cinéma fantastique. La perte des repères sensoriels et spatiaux de Goya qui erre au début dans une rue brumeuse de Bordeaux et se demande : « ¿Dónde estoy ? » annonce le catalogue de motifs fantastiques contenus dans le film. La question de Goya dans son lit de mort «¿ Qué soy ahora ? »en est l’écho ultime.
L’intérieur et l’extérieur sont abolis ; ils appartiennent à une même matière tantôt solide, tantôt gazeuse, grâce à l’absence si commentée de décors, grâce à ces voiles, ces changements de couleurs, cette perméabilité des lieux. Les êtres et les choses se métamorphosent : le Bœuf écorché se transforme en Goya ; plus tard la mort du tableau El joven caballero y la muerte de Pedro de Camprobín prend les traits de Cayetana.


Pedro de Camprobín/El joven caballero y la muerte/1670/
                 Hôpital de la charité/Séville

Il y a parfois duplication des personnages, ainsi Saint Antoine de Padoue a le visage du curé qui en est le commanditaire. Jusqu’à un certain point le champ-contrechamp de Leocadia et Cayetana dans les jardins d’Aranjuez agit aussi comme un effet de miroir, de symétrie et de dédoublement, car les deux femmes se tiennent à une assez grande distance l’une de l’autre et ne partagent aucune ligne de dialogue. Et cet effet de dédoublement est patent lorsque Goya vieux se porte au chevet de Goya terrassé par la maladie qui provoque sa surdité puis Goya jeune veille sur Goya exilé et alité peu avant la fin du film.
Dans une autre scène les personnages carnavalesques et grotesques qui semblent tirés de La romería a San Isidro s’animent et encerclent Goya épuisé par une crise.
 Le fantastique couvre le réel comme une deuxième peau. Fantastique encore ce plan du sang qui coule de Saturno dévorant son enfant. Par ailleurs, le passé et le présent s’entremêlent d’autant mieux que l’état de veille et le rêve se confondent. « He soñado… no sé qué he soñado » dit Goya à Leocadia qu’il rejoint dans sa chambre.
Jean-Louis Leutrat remarque fort judicieusement que :
« Toujours, on retrouve le temps gelé, le temps qui tourne en rond, le temps qui ne cesse de diviser, et les fantômes, car le temps est spectral et les spectres viennent moins du passé qu’ils ne sont enchâssés dans le présent et qu’ils témoignent d’un avenir en souffrance. Les fantômes sont des émanations du temps, ils résultent de sa propension à se dédoubler, à se hanter lui-même. » 14
Cependant il serait faux de percevoir dans le flottement temporel du film l’indice suffisant que Saura a composé un film traversé par le temps. Il ne suffit pas de rompre la chronologie pour que le sujet réel d’une œuvre soit le temps. C’est oublier que l’expression romantique se nourrit d’une esthétique du fragment, d’une esthétique du secret.

L’HOMME DU PEUPLE
Il a été dit et écrit que si Goya n’avait pas été un homme du peuple il aurait été moins grand. Saura y souscrit. Son Goya jeune a jusqu’à la crise qui l’arrache au monde sonore la santé et la solidité d’un homme de la Renaissance, une santé opposée aux artistes affligés de maux mortifères. Goya âgé a dans le film la rudesse d’un homme des champs. Chez lui point de recherche de la beauté, plutôt une vitalité à l’état brut, à l’image de sa peinture sans afféteries. Juan Gil-Albert écrit :
En España, ya lo descubrió Mérimée, todo es pueblo. Todo lo que realmente cuenta: gracia, ingenio, comunicabilidad, donaire, desgarro, vida. (...)Lo teórico encuentra poca raigambre en el alma hispánica...(...) Resulta muy significativo lo que en España se tiene, de una manera instintiva, por arte. (...)En un país que tuvo un teatro y una pintura de primer orden... todos son supremos catadores de la forma humana en el juego gracioso de la plasticidad; en la improvisación de su donaire (...) Artista es aquel que con su cuerpo, en todas las gradaciones de lo físico, estático o dinámico, emociona estéticamente.” 15
Est-ce pour cette raison que Saura a privilégié les arts du mouvement, le théâtre et la danse, et les paseos  et les regards de velours parmi les séquences antérieures à la surdité de Goya ?
En 1820 avec les revendications du capitaine Riego qui réclamait la Constitution de 1812 commençait le « Trienio liberal » suivi par la réaction absolutiste de l’ « Ominosa década ». Goya qui en 1824 trouva refuge chez le chanoine José Duaso puis sollicita après le décret d’amnistie l’autorisation d’aller :« tomar las aguas minerales de Plombières para mitigar las enfermedades y achaques que le molestan en tan avanzada edad »fut-il un héros ou simplement un homme lassé par la médiocrité et la lâcheté ? Saura prend parti. Les libéraux réunis chez Braulio Poc peuvent boire « Por una España libre de la tiranía » leur cause est malgré tout perdue. Leur pays demeure un pays exsangue, arriéré, ruiné par l’atavisme, la gabegie et l’autarcie.
Que Saura ait inséré une longue représentation des Désastres de la guerre est plus qu’une citation picturale un hommage appuyé au patriote tel que le perçoit le réalisateur. Souvenons-nous que cette scène, même si elle ne figurait pas à cet endroit dans le scénario original, a été placée au montage juste avant la mort du peintre. Saura montre le vieil homme tourmenté par les souvenirs de l’invasion napoléonienne ; l’agonie individuelle prolonge ainsi le combat d’un peuple prêt à chasser au prix d’un sacrifice énorme les « Vándalos del Sena », pour reprendre l’expression de Manuel José Quintana créée en 1808 qui fit florès.
Il est une expression véhémente entre toutes qui souvent a grandi chez le peuple et que Goya a profondément admiré : la tauromachie. D’après Moratín, Goya revêtait à l’âge de quatre-vingts ans le traje de luces.Aux dires de certains Goya avait toréé durant sa jeunesse. Et lui même l’a répété à l’envi. Qu’il ait été diestro ou non est de moindre importance. Ce qui nous occupe c’est la constance avec laquelle Goya a représenté le monde de la fiesta. Des figures de légende (Pepe Hillo ou Pedro Romero 16) et de Mariano Ceballos au téméraire Martincho présents dans La tauromaquia (1813) jusqu’aux Toros de Burdeos auxquels fait référencel’une des quatre lithographies – Dibersión de España– éditées par Gaulon en 1825 dans la scène de l’imprimerie située à Bordeaux, c’est toujours l’acuité d’un regard puissant capable de montrer l’homme aux prises avec ses démons.

Goya/Pedro Romero/1795-1798/
Kimbell Art Museum/Fort Worth

Goya/La tauromaquia "Temeridad de Martincho en la plaza de Zaragoza"
 (nº18)/1814-1816

Goya/Los toros de Burdeos "Diversión de España"/1824-1825

Au moment où Goya voit apparaître la lithographie ci-dessus mentionnée il adresse à Rosarito ce commentaire taurin : « Ha llegado el momento de la verdad, la culminación de la faena.

FILMER LA PEINTURE
Lorsqu’un cinéaste décide de consacrer un film de fiction à l’art pictural d’emblée se pose à lui au moins une triple question : vais-je évoquer la vie d’un peintre, analyser une ou plusieurs toiles ou proposer un traité sur la peinture ? Les antécédents cinématographiques sont nombreux et Saura a dû sans doute sinon s’y référer du moins y réfléchir.
Le cinéaste peut choisir de nous montrer l’artiste au travail (Vérités et mensonges, Orson Welles, 1975 ; El sol del membrillo,Víctor Erice, 1992 ces deux films a prioridocumentaires se situent aux lisières de la fiction et de l’essai ; La belle noiseuse, Jacques Rivette, 1991 ; La jeune fille à la perle, Peter Weber, 2003), de ne jamais ou presque nous le montrer face au chevalet  (Andreï Roublev, Andréi Tarkovski, 1966 ;Van Gogh, Maurice Pialat, 1991). Il peut mêler biographie et étude de son art (Cinq femmes pour Utamaro, Kenji Mizoguchi, 1946 ; Frida, naturaleza viva, Paul Leduc, 1984 ; Ivre de femmes et de peinture, Im Kwon-Taek, 2000 ) ; privilégier la reconstitution d’une œuvre (l’épisode des Corbeaux de Van Gogh dans Rêves d’Akira Kurosawa, 1990), décrire les vicissitudes de l’auteur (La vie passionnéee de Vincent Van Gogh, Vincente Minnelli, 1956 ; Montparnasse 19, Jacques Becker, 1957 ; Pirosmani, Gueorgui Chenguelaïa, 1969 ; Edvard Munch, Peter Watkins, 1973 ; Cimabue, Salvatore Nocita, 1978 ; Les modernes,Alan Rudolph, 1987 ; Basquiat, Julian Schnabel, 1996 ; Artemisa, Agnès Merlet, 1996 ; PollockEd Harris, 2000).
D’autres choisissent de se consacrer au « tableau vivant » (Caravaggio, Derek Jarman, 1986 ; Passion, Jean-Luc Godard, 1982 ainsi que plusieurs films de Pasolini et notamment La ricotta) ; d’employer la peinture à des fins ludiques et rhétoriques (Meurtre dans un jardin anglais, Peter Greeenaway, 1981 ) ; d’insérer une séquence qui reproduit une toile (Le cauchemar de Füssli dans La marquise d’O, Eric Rohmer, 1976 ), de citer un tableau (L’adoration des Mages de Léonard de Vinci dans Le sacrifice de Tarkovski, 1986) ; d’évoquer la fascination produite par Las Meninas (Luces y sombras, Jaime Camino, 1988).
Il est des films imprégnés par la picturalité dès le stade de l’écriture. Citons parmi de nombreux titres Les chaussons rouges (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1948) ; Senso (Luchino Visconti, 1954) ; Lola Montés (Max Ophuls) 1955 ; Le désert rouge (Michelangelo Antonioni, 1964) ; Sayat Nova(Serguei Paradjanov, 1969), Le conformiste (Bernardo Bertolucci, 1970) ; Cris et chuchotements (Ingmar Bergman, 1972) ; Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975) ; Les moissons du ciel(Terrence Malick, 1978), La porte du Paradis (Michael Cimino, 1980) ;Francisca (Manoel de Oliveira, 1981) ; El Sur (Victor Erice, 1983) ; Ran (Akira Kurosawa, 1985) ; Mère et fils (Alexander Sokourov, 1997) ; Les fleurs de Shangaï (Hou Hsiah-sien, 1998) ; In the mood for love (Wong Kar-wai, 2000).
Que fait Saura dans Goya en Burdeos ? Il n’hésite pas à procéder à un collage, à un assemblage qui ne respecte nullement la rigueur d’un puriste. Il propose plusieurs sortes d’emploi de la peinture de Goya. Signalons quelques exemples.
Dans la séquence située dans les jardins d’Aranjuez il recrée sans les citer de manière littérale des œuvres de jeunesse telles que El quitasol ou El columpio(1777).


Goya/El columpio/1779/Musée du Prado/Madrid

Dans la séquence située sur les bords de la Pradera de San Isidro il filme sur un immense fond qui reproduit la petite toile La Pradera de San Isidro (42 x 90 cm) une scène festive où défilent majas, manolas et zancos.
 A la fin de la scène qui évoque le miracle de Saint Antoine de Padoue il filme en contre-plongée verticale et circulaire la coupole de la Ermita de San Antonio de la Florida. Au cours des séquences situées dans la Quinta del sordo nous apercevons en deuxième plan certaines Peintures noires réalisées entre 1819 et 1823, comme El aquelarre,El Perro, Duelo a garrotazos, etAsmodeo. Et, bien sûr, Saturno. Et lors de la crise qui précède son évanouissement en surimpression se devinent Asmodeo, Duelo a garrotazos puis prend vie la vision hallucinée de La romería de San Isidro.

Goya/Duelo a garotazo/1820-1823/Musée du Prado/Madrid

Goya/La romeria de san Isidro/1819-1823/Musée du Prado/Madrid


Dans l’atelier de Goya à Bordeaux se profile derrière Rosarito assise à côté de son père La lechera de Burdeos (1827) qui réapparaît quand Rosarito veut être traitée comme une femme et non comme une enfant et que, par conséquent, son père lui parle de Cayetana.

Goya/La lechera de Burdeos/1826/Musée du Prado/Madrid

Dans cette même scène nous voyons sur un chevalet le portrait de José Pío de Molina (1827) puis le « Sólo Goya » consacré à Cayetana placé sur un pivot. Et enfin lorsque père et fille s’assoient à table, Goya évoque la haine qu’éprouvait la reine María Luisa à l’endroit de la duchesse d’Albe, alors apparaissent de façon frontale, quatre portraits de la reine projetés sur le fond de la pièce obscure (María Luisa con mantilla,María Luisa con tontillo,Retrato, María Luisa)
En ce qui concerne les Caprices huit d’entre eux, parmi lesquels El sueño de la razón puis son ébauche, sont accrochés dans le couloir que traversent tour à tour Goya jeune et Goya vieux. Et dans ce même couloir sont suspendus sur deux murs une vingtaine de portraits réalisés par le peintre alors courtisan.
Enfin, peu avant la fin du film la scène clé au cours de laquelle Goya découvre Las Meninas offre une réflexion visuelle et verbale à partir du thème du miroir. Goya jeune s’identifie à l’autoportrait de Vélasquez avant de se trouver face à trois miroirs dans lesquels se reflètent sa silhouette ainsi que la toile du maître. Et Saura se mire dans les yeux de Goya qui scrute le regard de Vélasquez. Au fur et à mesure que la scène se développe la voix off de Goya vieux dit ceci :
« Durante años buscaba yo algo. No sabía el qué. Y allí estaba todo explicado. Claro, evidente, como una revelación. Esa era la pintura que yo quería hacer.
La voix in de Goya jeune prend alors le relais :
« Una pintura que pareciese inacabada, ligera, con la apariencia de hacerse sin esfuerzo. Fuera de todo tiempo espacio y lugar. (...)
Más alláde toda realidad palpable, física, está otra realidad.
¿ Qué es la pintura ?Un espejo deformante de la vida, un reflejo del instante, de la realidad mágica donde todo es posible. »
La toile composite du montage confère au monologue de Goya situé quelques minutes avant la fin du film l’authenticité d’une confession, d’un autoportrait de l’artiste. Il est d’ailleurs à remarquer qu’aucun autoportrait de Goya n’apparaît dans le film.
Recréation d’œuvres, toiles accrochées aux murs, fresques filmées, tableaux animés, galerie de reproductions, projections d’œuvres, portraits en cours d’exécution : Saura s’autorise tout.
Fabrice Revault d’Allones écrit que :
« le baroque… relève en tout cas d’une sorte de gourmandise, d’appétit et de puissance gustative envers la lumière dans toute sa théâtralité, en ses états et formes innombrables ; de même qu’il n’ignorera pas la luxuriance des couleurs. » 17
L’approche de la lumière et de la couleur de Goya en Burdeos partage la liberté d’expression du baroque mais nous ne saurions affirmer de façon péremptoire si le film est un film caressé par lumière ou un film construit à partir de l’étude des couleurs. Les couleurs du film fondues dans un maelström nous invitent à pencher pour cette deuxième hypothèse. Si nous n’avons pas mentionné jusqu’ici la cinématographie de Vittorio Storaro c’est que sa signature impérieuse porte parfois ombrage aux cinéastes avec lesquels il travaille qu’il se nomment Coppola ou Bertolucci, alors même qu’un point d’incandescence fortifie leur mise en scène. Avant Goya en Burdeos Saura avait collaboré auparavant avec Storaro pour Flamenco (1995), Taxi(1996) et Tango (1997). N’oublions pas que Saura est un excellent photographe 18 et que déjà en 1965 nombreux étaient ceux qui attribuaient de manière erronée les mérites visuels de La caza à son chef opérateur Luis Cuadrado. Philosophique, symbolique et théorique est la réflexion de Storaro à l’égard de la lumière. A propos du Dernier empereur (1987) il disait :
« Le rouge, c’est la vie. Donc, nous l’avons utilisé pour la scène de la naissance. Quand le futur empereur à 5 ans, la dominante est plus orangée. C’est le temps de la famille. L’enfant est très entouré par les moines. Quand il est couronné empereur, nous avons utilisé beaucoup de jaune, qui est la couleur de la puberté. Le vert, c’est l’âge adulte, le moment de la compréhension. Le bleu correspond à la période de la plus forte intelligence, entre 30 et 50 ans. Là où on est le plus libre. Après 50 ans, j’utilise l’indigo. Avant de terminer dans la neige avec le blanc qui est composé de toutes les couleurs. C’est la maturité, le moment où l’ancien empereur comprend toute sa vie. » 19
Une telle conception du travail de directeur de la photographie transmet clairement la hauteur de vue de Vittorio Storaro, tout autant qu’une éventuelle rigidité de principes d’un homme qui divise sa filmographie en trois étapes : la lumière, la couleur, les éléments.
Dans Goya en Burdeos, qui appartient à cette troisième étape, Saura et Storaro modifient la lumière d’un même « décor ». Ainsi en est-il du couloir blanc qu’arpente Goya qui débouche dans une rue de Bordeaux qui devient orangé quand Goya accompagne Rosarito enfant pour le traverser après son cauchemar.
Avec fréquence le réalisateur et son directeur de la photographie changent de lumière dans un même plan. Tout au long de l’épisode qui concerne Les désastres de la guerre, dont les fonds de « décor » rappellent les transparences du cinéma classique ainsi que les toiles peintes du cinéma muet, à chaque détonation des soldats français le décor vire au vert et de déflagration en fusillade le vert envahit les lieux.

Goya/Los Desastres de la guerra "Con razón ó sin ella" (nº2) 1810-1814

Un blanc mortifère aspire les êtres dans plusieurs scènes. Lors de son apparition dans son lit à Bordeaux Goya baigne dans une lumière blanche aveuglante. Quand Rosarito meurt des touches blanches parsèment les robes dans les jardins d’Aranjuez. Et lorsque Goya agonise l’ombre noire de Cayetana l’absorbe puis le lit demeure vide, d’une blancheur qui produit le vertige à laquelle succèdent les flocons de neige et la chambre parée de blanc – murs, lits, vêtements – où naît Goya.

Saura et Storaro terminent de nombreux plans sur une tonalité bleu. Mentionnons le visage de Goya jeune bleuté à la fin de la scène chez les ducs d’Osuna lorsqu’il se réfère aux ilustrados qui pouvaient modifier le cours du pays ; le visage bleuté de Cayetana qui évoque une œuvre de Man Ray ou le cinéma muet quand elle sort du tableau El caballero y le muerte ; le visage bleuté de Goya vieux à la fin de la scène dans laquelle Rosarito joue le menuet de Boccherini au piano ; les visages de Goya vieux et Rosarito assis côte à côte et qui parlent d’art ; le visage bleuté de Goya dans la Quinta del sordo sur le point d’être sujet à une crise ; les visages de Goya et Cayetana à Sanlúcar de Barrameda lorsque commencent les ébats des amants ; le visage de Cayetana empoisonnée. Cette omniprésence du bleu peut être observée encore dans les fonds bleus sur lesquels sont suspendus les Caprices, le visage bleuté de Cayetana qui précède les figurants bientôt couverts de draps blancs ; le fond bleu sur lequel se détache la silhouette de Cayetana dont Goya fait le portrait en cap.


EN GUISE DE CONCLUSION
Pour la majorité des personnes l’activité professionnelle est avant tout un gagne-pain que beaucoup se pressent d’abandonner pour vaquer à d’autres occupations. Il en est tout autrement pour l’artiste. L’artiste est ce qu’il fait. Sa vie, c’est son œuvre.Saura n’est pas biographe, il puise dans la chair palpitante de la peinture de Goya pour mieux en comprendre les arcanes. Son chemin sinueux le conduit de l’ombre d’une vie à la lumière d’une œuvre.
Dans un roman méconnu Jules Verne écrit ceci :
« L’inconnu, c’est X de l’existence, c’est ce secret du destin que, dans les temps antiques, les hommes gravaient sur la peau de la chèvre Amalthée, c’est ce qui est écrit dans le grand livre de là-haut et que les meilleures bésicles ne nous permettent pas de lire, c’est l’urne dans laquelle sont déposés les bulletins de la vie et que tire la main du hasard (…)C’est le décor mystérieux sur lequel va se lever le rideau d’avant-scène. » 20
C’est bien l’X de l’existence auquel nous convie le fondu au blanc d’une femme en gésine par lequel termine Goya en Burdeos.Fuendetodos 21, 30 mars 1746, un bébé crie pour annoncer sa venue au monde. Il nous reste à imaginer si Goya enfant s’abreuva à la corne d’abondance de la chèvre Amalthée qui nourrit Zeus de nectar et d’ambroisie ou si un bouc noiraud l’attendait déjà pour l’inviter à un sabbat. Le rideau d’avant-scène auquel se réfère Jules Verne va se lever : la représentation que Saura a choisi pour nous s’achève sur l’incipitd’une vie appelée à déchiffrer l’alphabet des rêves, fussent-ils noirs.

                                                                                         FLOREAL PELEATO


Rafael Alberti, La arboleda perdida, 3, Quinto libro (1988-1996), Alianza Editorial, Biblioteca Alberti, Madrid, 1999, p 127.
Cuadernos del Atlante 2, Filmoteca de Andalucía, Junta de Andalucía, Consejería de Cultura y Medio Ambiente, Córdoba, 1993. “El ritual del cine” julio de 1991, para el festival de Cannes 1992, p 114.
3  André Malraux, Le musée imaginaire, Gallimard, Paris, 1965, p 33.
« Ce qui est moderne en lui, c’est la liberté de son art. »
4  Les 80 Caprices furent mis à la vente au numéro 1 de la Calle del Desengaño après la publication le 06 février 1799 dans le Diario de Madrid de l’annonce suivante : « Colecciónde asuntos caprichosos, inventados y grabados al aguafuerte, por Don Francisco Goya. ».Les fresques de San Antonio de la Florida furent inaugurées le 11 juillet 1799, soit près d’un après que Goya les eut terminées.
La Quinta del sordo située sur la rive droite du Manzanares fut achetée par Goya en 1819 à Pedro Marcelino Moreno pour 60.000 réaux. Les Peintures noires peintes sur ses murs et la Quinta furent léguées au petit-fils de Goya en 1823. Elles devinrent propriété du baron Charles Saulnier qui en 1833 les vendit au baron Emile d’Erlanger qui, quelques années plus tard, en fit don à l’Etat espagnol.
6  De Goya à Saura, échos et résonances. Sous la direction de Jean-Paul Aubert et Jean-Claude Seguin.
Grimh-LCE-Grimia, Lyon, 2005, p 249.
7  Carlos Saura Interviews, Edited by Linda M. Willem, University of Mississipi, Jackson, 2003, p 157-
p 159.
8  Roberto Cueto, El lenguaje invisible. Entrevistas con compositores del cine español. 33 Festival de Cine de Alcalá de Henares-Comunidad de Madrid, 2003, p 81-82-84.
9  Ernesto Sábato Creación y tragedia: La esperenza ante la crisis. Feria del libro, Sevilla 2002, p 33
10 Ramón Gaya, Obra completa, Tomo I, Pre-Textos, 1999, p 183-184.
11 Filmoteca de Andalucía, Junta de Andalucía, Consejería de Cultura y Medio Ambiente, Cuadernos del Atlante 2, Córdoba, 1993, p 109.
12 Fotogramas, diciembre de 1999. “Paco Rabal, el patriarca” entrevista realizada por Paula Ponga, p 144.
13 De Goya à Saura, échos et résonances. Sous la direction de Jean-Paul Aubert et Jean-Claude Seguin.
Grimh-LCE-Grimia, Lyon, 2005. Jacques Terrasa, “El cuadro más bello del mundo » Les citations du Chien de Goya dans l’oeuvre d’Antonio Saura, p 37-48.
14 Jean-Louis Leutrat, Vie des fantômes, Le fantastique au cinéma, Cahiers du cinéma,, Editions de l’Etoile, 1995, p 16.
15 Juan Gil-Albert, Memorabilia, Drama patrio, Los días están contados, “Genio y figura. Homenaje al estilo plateresco”, Tusquets Editores, Tiempo de Memoria 38, 2004, p 331, p 335, p337-338
16 Voir le portrait de Pedro Romero (peint entre 1795 et 1798) filmé dans la séquence du « couloir ».
17 Fabrice Revault d’Allones, La lumière au cinéma, Cahiers du cinéma, Collection essais, 1991, p 37. 
18 Voir le beau livre intitulé Las fotografías pintadas de Carlos Saura, Editions El Gran Caïd, novembre 2005.
19 Le film français, juin 2002. Propos recueillis par Patrick Caradec.
20 Jules Verne, Clovis Dardentor, Chapitre 2 « Dans lequel le principal personnage de cette histoire est décidément présenté au lecteur ». Jules Verne naquit quelques semaines avant la mort de Goya.
21 Dans les archives paroissiales disparues en 1936, l’extrait de naissance signalait la venue au monde de « Francisco Joseph Goya. » 
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